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La campagne de 1743.
Les premières
troupes piémontaises dans les vallées.
" Le Roi fait monter des troupes dans
nos vallées, entre autres les régiments de Déespac
et Keller suisses avec le bataillon de Pignerol. Les premiers campèrent
aux près de l’ubac de l'Église de Pont et les autres s'arrêtèrent
à Château Dauphin, et ici à la Chanal on envoya les
Vaudois au nombre de près de deux mille hommes qui logèrent
pour quelque temps tous dans les maisons, ce qui causait une confusion
la plus extraordinaire, on ne pouvait point se remuer dans le pauvre village
; mais ce qui est le pire c'est que ces gens accoutumées aux vols
et aux butins d'autre fois commettaient mille brigandages ; ils écorchaient
les brebis, les moutons et autres bêtes à la campagne et chargeaient
nos pauvres bergers de coups…
Ils se servirent de toute sorte de
ruse pour nous faire passer pour rebelles auprès des commandants,
… pour nous rendre haïssables et pour nous faire passer pour des rebelles
auprès des Piémontais, qui ne nous ont jamais aimes, qui au
contraire nous tiennent pour des traîtres, pour des sujets infidèles
[105] ".
…
Premiers travaux
de défense.
" L'Espagnol s'avançant du
côté de Barcelonnette on croyait, qu'il tenterait le passage
par col de Longet, et pour lui boucher cette entrée l’ingénieur
Arducis crût n'avoir d'autre moyen plus propre que de faire enfler
le lac qui est au dessus de l'Antoline, et au dessous des portilloles
sur les chemins de Maurin. Pour exécuter ce vaste dessein, il
fallut faire une muraille fort épaisse à l'embouchure du
lac entre les deux roches, au dessous du lac ; pour ce faire il fallut
une grande quantité d'ouvriers, on commanda donc depuis Saluce
jusqu'ici tous les travailleurs de campagne pour venir travailler à
cet ouvrage, et après de pénibles fatigues on vint à
arrêter l'eau qui fit enfler le lac jusqu'au milieu de la plaine
qui est au dessus, tirant vers le vallon de la Niere, et occupèrent
le chemin ordinaire qui conduit à Maurin ; mais y avait autre lieu
à passer, ou ne pouvait on pas facilement déboucher le lac,
je me portai, et j'examinai, le dessein et l'ouvrage, et je jugeai de son
inutilité dans mon cœur en l'applaudissant à Monsieur l'ingénieur
: on serait cependant passé plus commodément en faisant
le tour à main droit du lac, et en moins d'une heure rendus tous
les travaux inutiles. On fit voir a ce pauvre ingénieur que l'infanterie
pourrait facilement descendre par les herbes gorgé qui va aboutir
au vallon de la Niere.
Il ordonna qu'on fit un gros fossé
au bout des herbes passant d'un roc à l'autre, d'une largeur et
profondeur considérable. Plus de quatre cents travailleurs furent
employés à ce grand ouvrage, et en moins de huit jours
les herbes furent coupées dans la Niere. "
Col Longet ( 2649m )
"
Pour fermer donc absolument l'entrée aux Espagnols, qui trouvant
le col de Longet bouché par le lac, et par ces fosses insurmontables,
auraient pu faire le tour et venir par le col de l'Agnel, il porta toutes
ses attentions de ce côté là ; faisant toujours redoubler
le nombre des travailleurs, il se porta à la tête de cette
armée laborieuse au col de l'Agnel ; la première des ses
vues fût le pas du Crapon : il le fit couper ; les mines y jouèrent
pendant quatre ou cinq jours et on parvint à empêcher le
passage aux gens à cheval, et prévoyant qu'ils auraient pu
descendre par le col viel il ordonna qu'on y fit un fossé semblable
à celui des herbes. Il y avait encore le vallon de la Lauzette
à boucher après quoi nous allions être à l'abri
de toute incursion et insensiblement cette vallée allait devenir
une citadelle bien flanquée de bastions et de profondes fossés
; il y fait faire les mêmes travaux et le tout fût fait presque
dans le même temps parce que la grande quantité du monde qu'on
avait fait monter, pouvait suffire à tout en la divisant comme on
fit.
Haut vallon Vallanta.
Au bas de la pente : les vallées Varaita.
Nous voilà bien
assurés, les travaux sont achevés, on peut attendre l'ennemi
de pied ferme. S'ils viennent par Longet, ils se noient dans le lac ; si
par les herbes, ils resteront dans le fossé ; si par l'Agnel, le
chemin y est rendu impraticable ; enfin par la Lauzette, outre qu'ils y
trouvent un fossé, les Vaudois qui sont campés au Patagon
leur disputeront l'entrée avec valeur à moins, qu'à
leur ordinaire, ils ne décampent à la vue de l'ennemi, …
Il fallait se prémunir
contre tout événement c'est pourquoi les travaux de nos
montagnes étaient réduits à leur accomplissement
; Arducis jeta les yeux sur le Château de Pont, ce roc lui parut
inaccessible aux Espagnols, au cas que ces premières fortifications
étant forcées, on descendit plus bas, il y fait encore travailler,
il entoure le roc de moles, et de facines et y construit à la fin
un faible retranchement ; qu'on me dise après tout, si on ne se plaisait
pas à faire dépenser d'argent au Roi et à mettre les
habitants surnommés dans la dernière gêne [105].
Lorsque tout fût
achevé, et qu'on attendait de jour en jour de voir échouer
le dessein des Espagnols, par de mesures si justement prises on eut avis
qu'il allaient camper à Guillestre et de là à Briançon.
"
" L’avant-garde de cette
armée partit pour se rendre en Savoie, passant par le col du Galibier.
Monsieur le comte de Glimes qui conduisait cette armée entra dans
ce duché. Monsieur de Las Minas y entra dans peu de temps après.
Plus d'ennemi, plus d'alarme,
et plus de passage à défendre. Les Vaudois décampèrent
d'ici vers le douze septembre pour se rendre au col de la Rocie, et de
la en Savoie, tout le reste des troupes en fit de même, et nôtre
vallée resta évacuée jusqu'à la Saint Luc,
pendant le quel temps le monde respirait un peu, en se consolant de soins,
des peines, et des fatigues passées [105] ".
La vie reprit normalement
à Pont, à Chianale ou à Bellino. Il était cependant
interdit de se rendre en France ce qui valut à Don Tholosan d’être
arrêté pour être allé à la foire. Il fut
conduit à Saluces où il fut libéré par le gouverneur.
Laissons nos vallées
quelques instants pour écouter un militaire français, Pierre
Joseph de Bourcet. Il nous raconte la stratégie franco-espagnole
:
" Le roi de Sardaigne, sachant
l'armée d'Espagne en Savoie pendant la campagne de 1742 et au
commencement de 1743, avait pris des précautions sur tous les
débouchés de la frontière du Piémont pour
empêcher le passage des Espagnols, dont l’unique objet était
d'entrer en Lombardie pour y faire diversion ou pour rejoindre l'armée
de Montemar, devenue ensuite l'armée de M. de Gages. Dès
que la cour de Madrid eut fait déclarer celle de France en sa faveur
en qualité d'auxiliaire par le nombre de quatorze bataillons d'infanterie
qu'elle lui fournil, elle envoya ordre à son général,
M. de La Mina, de rassembler l’armée sous Montmeillan et de marcher
sur la frontière de Piémont du côté de Briançon.
La cour de Versailles donna en même temps l’ordre au sieur Bourcet,
pour lors ingénieur en chef à Mont-Dauphin , de se rendre
auprès de M. de La Mina, qui l’établit maréchal général
des logis pour la marche qu'il projetait de faire faire à son
armée ; et cet ingénieur lui ayant donné son projet
de mouvement, l’armée partit de Montmeillan [107].…
Les quatorze bataillons français
marchèrent par le côté de Gap et Embrun, et campèrent
dans le même temps au village de la Bessée. [107]
L’objet de celle marche regardait
le siège d'Exilles, pour l'attaque duquel on avait dirigé,
par la grande route de Grenoble à Embrun et Briançon, le
canon et autres effets d'artillerie nécessaires, et on l’avait combiné
pour arriver au plus tard sur le Mont Genèvre le 8 ou le 10 septembre,
par conséquent assez tôt pour se flatter d'avoir assujetti
Exilles avant la fin de septembre ; mais les négociations de la
cour de Madrid avec le roi de Sardaigne ayant fait suspendre l'achat des
vivres et la marche du canon, qui fut arrêté à Lesdiguières,
on ne songea plus, à l'époque du 8 septembre, qui fut celle
de l'arrivée de l'armée d'Espagne sous Briançon,
qu'à préparer les routes pour entrer en Piémont en
qualité d'amis du roi de Sardaigne ; mais la négociation
n'ayant pas eu le succès qu'on attendait, et le roi de Sardaigne
ayant fait sur-le-champ un traité à Worms avec la reine
de Hongrie, le général espagnol eut ordre d'entreprendre
sur ce souverain par quelque acte d'hostilité [107] ".
Pendant l’hiver 1742-43, un
détachement de Vaudois était resté en poste dans
la haute vallée Varaita, et au début de l’été
ce sont deux compagnies de Vaudois qui arrivèrent et s’installérent.
Comprenant que les Gallispans faisaient mouvement de la Savoie vers
le Briançonnais, l’armée piémontaise vint renforcer
les défenses.
" Les troupes campèrent
à la Levé c'est à dire depuis les Alpiols jusqu'au
Villaret, et il y en avait même un régiment dans les bois
du Sapé, du côté de Bellino, il avait un camp aux Espeirrasses,
et un autre a Bondormir, et nôtre armée passa tout l'été
dans cette position sans faire aucun mouvement.
Les habitants étaient
d'autant plus fatigués par les fournitures qu'ils étaient
obligés de faire à l'armée en paille, fourrage, et
bois, mais en une quantité qui parait incroyable ; cette seule communauté
avait formé un magasin au Château de Pont, à la Chanal,
au Villaret, et plusieurs autres endroits de sorte qu'on portait aux susdits
magasin près de trois milles rubs de foin par jour. Jusque là
cependant on était pas bien assuré si l'ennemi passerait
dans cette vallée, ou s'il prendrait le chemin de Nice, on ne fit
pas de grands retranchements, chaque régiment, ou bataillon, s'était
remparé à l'hâte de front à l'ennemi, et à
dire le vrai on croyait qu'il y eût de l'intelligence, et on se
persuadait facilement que l'armée n 'était ici que pour
parade ou pour couvrir quelque fin [105] ".
Pourtant les Espagnols préparaient
leur attaque et définissaient leur stratégie offensive
:
Figure : Guerre factice 1743
" Le général,
qui ne reçut ses ordres que du 20 au 22 septembre, prévoyant
que, quelque diligence qu'il pût faire pour remettre l'artillerie
en marche, elle ne pourrait arriver sur le Mont Genèvre qu'au mois
d'octobre et dans un temps où les nouvelles neiges menacent d'interrompre
toute communication aux voitures à roues, abandonna le projet de
siège d'Exilles et proposa d'entrer par la vallée de Château
Dauphin qui se trouvait dégarnie de places fortifiées.
Lorsqu'il
fut déterminé qu'on marcherait dans la vallée de
Château Dauphin pour faire quelque acte d'hostilité contre
le roi de Sardaigne, on tint un conseil de guerre auquel prirent part
l'Infant, M. le marquis de La Mina, M. le comte de Marcieux et tous les
principaux officiers de l’armée. Le sieur Bourcel commença
par y établir, par la connaissance du pays, la disposition des débouchés
sur l'ennemi, la position de ses troupes derrière les retranchements
qu'il avait fait construire dont la droite appuyait au mont Viso, le centre
à la tour de Pont et la gauche à Pierre Longue ; et, d'après
les réflexions auxquelles ces connaissances conduisirent, il proposa
de déboucher en Piémont sur trois colonnes, dont celle de
la gauche marcherait par le col de Lagnel, celle du centre par le col de
Saint-Véran et celle de la droite par le col du Longet ; les deux
premières dans le projet d'arriver sur la Chenal, et la troisième
dans celui d'arriver dans la vallée de Bellins, d'où on pourrait
tourner par Château Dauphin la position et les retranchements des
ennemis situés au-dessus du Villaret, tandis que les deux premières
colonnes les attaqueraient de front.
Cette proposition
était relative à la disposition de la frontière
et fut approuvée par tous les officiers généraux
qui formaient le conseil de guerre, excepté par M. de La Mina,
dont l’avis ne se trouva pas prépondérant et qui ne voulut
pas admettre la marche de la colonne de la droite pour des raisons qu'on
n'a jamais pu savoir. Le projet de marche fut donc réduit à
deux colonnes pour déboucher seulement par les cols de Lagnel et
de Saint-Véran ; et comme pour arriver sur Molines, qui sépare
les deux vallons ayant rapport à ces deux cols, il y aurait eu
beaucoup trop de retardement à faire marcher toute l'armée
par un seul chemin, on disposa la marche de façon que quinze bataillons
espagnols, aux ordres de M. de Camposanto, s'avancèrent jusqu'à
la Roche, traversant le camp des Français établi à
la Bessée, d'où on les dirigea par Guillestre sur Seillac
et le petit col du Fromage, pour les faire arriver à Molines; on
fit suivre la même route aux quatorze bataillons français,
et le reste de l'armée d'Espagne marcha par Cervières, le
col d'Hizouard et le château de Queyras sur Molines, qui devenait
le lieu d'assemblée, et d'où la division destinée à
passer le col de Saint-Véran fut camper à la Chalp, et celle
du col de Lagnel à Fongillarde [107] ".
Au mois
de septembre 1743, le roi de Sardaigne se rendit dans la haute vallée
Varaita et la population commenca à se rendre compte que la guerre
était proche.
" On
ne douta plus que l'affaire ne fût des plus sérieuses ; nous
nous rendîmes cependant tous les curés, consuls, et secrétaires
de la vallée dans la maison de Monsieur Antoine Richard feu Mathieu
ou il se logea, et là nous eûmes l'honneur de lui offrir
nos respects, en assurant Sa Majesté que nous étions près
à sacrifier nos corps et nos biens pour son service ; il nous
reçut avec beaucoup de bonté, et répondit à
nos offres en nous disant, qu'il savait bien que ses troupes nous faisaient
beaucoup de mal, mais que l'Espagnol en était la cause, qu'il nous
payerait tout dans la suite ; quoique accablés de tant de travaux
et obérés de tant de fournitures, une réponse aussi
gracieuse nous consola beaucoup, et nous engagea de nouveau à faire
tout pour son service, en un mot nous retirâmes chez nous contents
et satisfaits [105].
Sur ces
entrefaites un envoyé de la Reine d'Hongrie se rendit à
la cour suivi de Monsieur le marquis d'Ormea et après une longue
conférence, on signa le traité d'alliance qui nous fût
manifesté par les cocardes vertes que les soldats et officiers de
nôtre armée prirent incontinent. Le Roi visita tous les postes
tant du côté de Bellino que du côté deAlpiols
et dans cette position l'armée attendit de pied ferme l'ennemi
[105] ".
Figure : Les distances
en Val Varaita (Carte de B. de Monthoux).
Les troupes dans le Queyras.
Les "Transitons" de Molines
, ces fameux manuscrits écrits au jour le jour par les habitants
du village, nous racontent le passage des troupes :
" L'an 1743, au mois
d'octobre, dom Philip, fils du roy d'Espagne, avec son armée
étant de cinquante mille hommes, ont commencé à
passer au présent lieu de Molines, pour s'en aller en Italie,
ayant fait un camp au lieu du Serre appelé la Chirouse et un autre
à Costeroux, à la Gravière des plans, à
Revelet, au clot dal Cougnas, au clot de Coste Laurière ; de même,
il y en avoit aussi au pont des Marous, au pra dal Bois, à la Chalp-Ronde,
sans compter ceux que nous avions dans les maisons, plusieurs capitaines
et soldats avec leurs ordres et plusieurs artilleries et brigades dont nous
avons été obligés et même forcez à fournir
quantité de foin et de paille et outre le bois qu'ils ont coupé
dans la commune, étant au nombre de cinquante mille pieds d'arbres,
il nous a fallu fournir quantité de bois, tant pour la cuite du
pain de munitions que pour le corps de garde. "
" Le général
espagnol Las Minas dispose de 14 bataillons espagnols auxquels se joignent,
sous les ordres du prince de Conti, 12 bataillons français venus
par Guillestre et Ceillac. Il dispose en outre de 20 canons ".
L’ensemble des forces
franco-espagnoles est sous les ordres de l’Infant Don Philippe d’Espagne.
Les sardes pratiquent la politique de la terre brûlée.
" D'abord que l'ennemi
approcha ses piquets vers nos montagnes, nos tourments sans conter nos
alarmes redoublèrent, car pour ne pas laisser de substance à
son armée, on ordonna de vider toutes les maisons au-dessus de
Château de Pont.
Il fallut cependant
obéir et pour parvenir plus vite à cette évacuation,
on envoya pendant dix jours près de trois mille mulets avec des
fourrageurs pour emporter tout le fourrage au camp.
Nous fîmes
une estime qui montait à près de cinquante mille rubs en fourrage
seulement, parce que l'année avait été des plus
abondantes, sans conter celui qu'était allé aux magasin.
L'ennemi s'étant
approché du sommet de la montagne, on ordonna que tout le foin
et la paille qui restait encore dans les maisons fût porté
au tour de la Chanal à cinquante pas de distance des maisons afin
d'y être brûlé. Tout fût exécuté
à la lettre, et ceux qui n'avaient pas de monde étaient obligés
de payer des soldats pour sortir leur récolte. Pour les orges
ils étaient encore en campagne parce que ayant occupés de
cette façon les habitants, ils ne purent pas les ramasser ; il
y en avait une belle récolte mais tout fût perdu [105].
L’armée piémontaise
avait organisé une importante logistique pour apporter le ravitaillement
nécessaire aux 18 bataillons du bois de Levée, aux 11
bataillons installés à Villaret et aux milices du fond
de la vallée. Il fallait, par exemple, apporter quotidiennement
277 quintaux de fromage.
Le passage des cols.
L’avant-garde espagnole
apparut sur le col Agnel. C’était un corps de fusilliers de montagne
que l’on appelait "Mignones" ou "Miquelets", une infanterie légère,
habilitée à des mouvements rapides en zone alpine, seulement
équipée de cordes et de pistolets enfoncés sous
la ceinture.
Ensuite, les 14 bataillons
espagnols, soit 14.000 hommes, commencèrent, le trois octobre,
à s'emparer du col de l'Agnel à 2.748 m d’altitude. La passe
du Crapon ayant été minée, l'artillerie passa par
le vieux col Agnel. Les 12 bataillons français, soit 16.000 hommes,
sous le commandement du général comte de Marcieux, franchirent
le col de Saint Véran (2.848 m).
A Chianale, Don Tholosan
alla au-devant des troupes jusqu’au Pont des Bernardi.
" D'abord que les
miquelets furent sur le pas de Loule nos piquets consistant en milices,
Vaudois, et quelques soldats d'ordonnance se replièrent vers Pont.
Carte : les
troupes face à face dans nos vallées.
En se repliant
ils mirent le feu aux pailles et fourrages qui étaient autour
de la Chanal en plusieurs endroits de Pont ; triste spectacle, on vit
dans un instant un feu mêlé de fumée qui entourait
tout le village. Les cris des hommes et des femmes, les pleurs des enfants
mêlés avec le bruit de ces flammes formaient un fracas inouï,
et on ne s'entendait pas les uns et les autres [105].
Après
une court halte que firent les Espagnols sur Loule ils descendirent en bas
jusqu'au Pont des Bernardi.
Don Tholosan fut
bien reçu par les officiers qui lui assurèrent qu’ils
ne feraient aucun mal à ses paroissiens.
Le général
Las Minas et le marquis de Castelar arrivèrent au dit pont, et
il nous firent sonne par un sergent et deux soldats de nous présenter.
Nous ne partîmes
pas assez tôt pour avoir le bonheur de faire nôtre révérence
à Las Minas qui laissa à son poste le marquis de Castelar
qui nous reçut avec toutes les politesses possibles, nous offrant
de son tabac et sa protection et nous assurant de ne permettre jamais
qu'aucun mal nous fût fait. C'était peut être de tous
les Espagnols, le plus poli, le plus affable, et le plus complaisant.
Le marquis cependant
pour nous donner des marques de la bonne conduite qu'il voulait faire
observer défendit de ne rien prendre qu'en payant et le peu de
pain que nous leurs avions porté fût distribué à
qui en voulait avec de l'argent. Nous quittâmes au commencement
de la nuit ce seigneur, et nous retirâmes dans nos maisons ".
Descente des col Agnel et de St Véran.
Pendant la nuit,
les habitants de Chianale allumèrent des feux dans le village
car ils craignent une attaque des uns ou des autres.
" Le quatrième
jour étant venu voilà que toute l'armée se mit en
marche et les miquelets qui le soir d'auparavant s'étaient repliés
au bout du col de l'Agnel descendirent les premiers suivis de toute l'armée
espagnole ; pour les Français, ils descendirent par le col de
Saint Véran. C'était un coup d'œil admirable que cette
descente, les différentes colonnes formaient comme autant de torrents
qui descendent avec impétuosité du haut des montagnes, avec
cette différence seulement que ces troupes marchant avec gravité
recréaient la vue par la variation des couleurs dont leurs régiments
étaient habillés. Cette descente dura tout le jour, même
jusqu'à bien avant dans la nuit, le tout entra cependant avec ordre,
et personne ne vint dans nos maisons qu'après que tout fût
campé. Les Espagnols campèrent depuis le plan de Verney jusqu'au
pré de la Pierre, et les Français campèrent à
la Chalme (Chalane). La cavalerie et l'artillerie était autour de
la Chanal, et heureusement pour nous tous les officiers généraux
occupèrent nos maisons, et par leurs logements ils les garantirent
de toute insulte, à l'exception de celles qui n'eurent point d'officiers
qui furent en quelque façon détruites. Pour l'Infant Don Philippe
il logea à la mission, les autres furent logés par billet
que je fis moi même avec le fourrier général de l'armée.
Cette armée
se forma dans trois jours qu'elle séjourna ici, et fit descendre
leurs canons. Comme le pas du Crapan était coupé, ils firent
un chemin par le col vieux, et le descendirent avec une si grande facilité,
que leur arrivée ne retarda presque point la marche de l'armée.
Arrivés au pont neuf quoiqu'il fût bien voûté,
ils ne jugèrent pas à propos d'y passer dessus, mais ils
firent un autre pont un peu au dessus au pied du pré de la cure
et en suite ils ne s'écartèrent plus du grand chemin, qu'à
la Rua Gensanne où ils firent le tour de la première maison
à main gauche et dernière le four à main droite".
[105]
Les armées franco-espagnoles à La Chanal.
Le 6 octobre,
toute l'armée à l'effectif de 25.000 hommes était
en position autour de La Chenal (Chianale), face à Charles Emmanuel
installé à Pont, derrière ses fortifications. Des
centaines de soldats de l’artillerie avaient descendu les 12 canons de
campagne, de 8 et de 12, jusqu’à Chianale.
" Pendant
le triste séjour de cette armée autour de la Chanal dans
une saison ou le froid se faisait extrêmement sentir, nos bois
furent entièrement abattus, et selon l'estime qu'en fût
faite plus de vingt mille pines furent coupées, perte des plus
sensibles et plus considérables que nous ayons faite ; on entendait
que coups de hocches (haches), et fracas d'arbres renversés, il y
périt même plusieurs soldats que les arbres en tombant avaient
écrasés, le jour était obscurci par la fumée
des corps de garde, et la nuit semblait un jour, par les feux en si grand
nombre allumés. Le cinq, le six, et le sept octobre se passèrent
sans que cette armée fit aucun mouvement seulement pour attendre
les provisions nécessaires, ce qui avait jeté une si grande
disette dans cette armée que le pain y valait vingt quatre sous
la livre, et le vin cinquante sous le pot ; encore n'en trouvait-on pas,
les chevaux et mulets morts servaient de nourriture exquise aux pauvres
soldats : aussi en mourait-il une grande quantité, faute de fourrage,
il n'y eût pas grange ni recoin des montagnes qui ne fût fouillé
tant pour avoir du fourrage que pour trouver d'autres nourritures, et nous
pouvons dire qu'il est venu de paille de Gap ici, enfin c'était la
plus grande détresse du monde [105] ".
Position des armées sardes.
Les cartes
militaires de 1743 nous indiquent la position des régiments piémontais
: Si l’on regarde vers le fond de la vallée, les bataillons de
la droite sont les deux des Gardes, d‘Audibert, Turin, Baden-Reith et
Riethman. Ceux du centre sont Rebinder, les fusiliers de Savoie, Montferrat,
Saluce, la Reine et Mondovi. Ceux de la gauche sont de Montferrat, les
fusiliers Guibert, Tarentaise, de Diespack et la Marine. Les carabiniers
des Dragons du Roy sont vers le mont Viso, ceux de Piémont sont aux
batteries de Pont. Sur la crête de Bellino se tiennent les bataillons
du Genevois, à droite, et ceux de la Reine sur la gauche.
La Bataille.
Après
3 jours d’arrêt les armés gallispanes descendirent vers
le château de Pont. Un détachement chercha à pénétrer
dans la vallée de Bellino, mais fut repoussé par les Piémontais.
M. de Bourcet
précise que " L’ objet était d'attaquer le retranchement
que le roi de Sardaigne avait fait faire entre le mont Viso et Pierre-Longue,
qui sépare la vallée de la Chenal de celle de Bellins,
et de marcher sur Saluces, d'où on aurait été en
état de ravager la plaine de Piémont ou de la traverser
pour se porter sur le Parmesan et sur le Plaisantin ; mais pour cet effet
il aurait été nécessaire de se précautionner
de vivres et de tout ce dont on aurait eu besoin, au lieu que l'armée
d'Espagne entra dans la vallée de la Chenal, ayant à peiné
pour quinze jours de subsistances assurées [107].
Pour en
revenir à ce qui fut fait relativement aux retranchements, on les
avait reconnus d'assez près et on en projeta l'attaque de cette sorte
:
-
une colonne à la droite devait attaquer les retranchements
de Pierre-Longue;
-
une seconde colonne, ceux du Villaret, toutes deux à la droite
du château de Pont ;
-
une troisième colonne était dirigée par le château
de Pont et en devait former l'attaque,
-
une quatrième colonne était chargée d'attaquer
les retranchements à la gauche du château de Pont, sur le
penchant qui bordait la rive gauche du ruisseau de Valante,
-
et une cinquième colonne s'était rendue au pied du mont
Viso, à la source dudit ruisseau de Valante [107].
Itinéraire de la brigade
d’Anjou.
Cette
disposition embrassait l'étendue des retranchements sur tout le front
et ne pouvait être mieux arrangée; mais il est aisé de
s'apercevoir que les ennemis n'avaient aucun sujet de crainte, ni pour leur
droite à cause des escarpements du mont Viso, ni pour leur gauche
puisqu'on n'avait dirigé aucune troupe dans la vallée de Bellins,
d'où on pouvait tourner Pierre-Longue et revenir sur les derrières
des retranchements du Villaret.
Pour favoriser
la marche de la colonne qui était destinée à attaquer
le château de Pont et celle de la colonne qui lui était
contiguë par la gauche, on avait disposé dès la veille
une batterie de huit pièces de quatre sur le village, et un détachement
fut commandé pour aller mettre le feu audit village, afin d'ôter
à l'ennemi la facilité qu'il aurait trouvée de défendre
le débouché de ces deux colonnes par l'occupation des maisons,
qu'il avait fait créneler [107].
Don Tholosan
raconte le début de la bataille :
" Le
jour de Nôtre Dame du Rosaire les officiers se confessèrent
presque tous et le jour d'après, qui était le huit, l'armée
partit pour Pont en deux colonnes, les Espagnols allèrent passer
aux granges du Clot et les Français à la droite au dessus
du chemin royal. La cavalerie, artillerie, et équipages gardèrent
le grand chemin ; ils campèrent depuis les routes jusqu'au Château
du Pont, et Don Philippe se logea chez Sieur jean Gaudessard, notaire
de Pont, d'abord qu'ils furent campés on approcha l'artillerie
à Saint Chaffré pour battre le Château. [105] ".
Et M.
de Bourcet nous donne la version " française " :
" Pendant
que la cinquième colonne marchait du vallon de Soustras pour se
rendre au pied du mont Viso, les Piémontais abandonnèrent
le château de Pont et le village, et s'étant retirés
derrière leurs retranchements, d'où ils ne se montraient
d'aucune part, on crut qu'ils les avaient entièrement abandonnés
et que rien ne s'opposait plus à la marche de l'armée le
long de la vallée de Château Dauphin; et la confiance dans
laquelle se trouvèrent l’Infant et M, le marquis de La Mina de
cette retraite fit donner l'ordre à la cinquième colonne
de ne point attaquer et de rejoindre l'armée par le vallon de Vallante
qui était le plus court chemin; cet ordre arriva au moment qu'on
se disposait à l'attaque ; à sa réception le maréchal
de camp espagnol qui commandait une colonne composée de la brigade
d'Anjou, des troupes françaises et d'environ huit cents Espagnols,
se mit en marche le long du chemin qui était établi à
mi-penchant sur la rive droite du ruisseau de Vallante, n'apercevant que
quelques paysans dans les retranchements des ennemis qui bordaient le sommet
du penchant de la rive gauche, et ne doutant pas qu'il n'y eût depuis
la veille quelque nouvelle d'accommodement entre l'Espagne et le roi de
Sardaigne [107]. "
La bataille de Pont
Dans
le même moment, M. de La Mina, avec l'opinion que les ennemis
avaient abandonné leurs retranchements, fit partir un détachement
pour établir un pont sur le ruisseau de Valante entre le château
de Pont et les retranchements, afin de faire avancer l'armée sur
le Villaret; mais les ennemis, qui jusque-là ne s'étaient
pas montrés, sortirent des bois qui se trouvaient derrière
leurs retranchements et firent feu non seulement sur le détachement
qui avait ordre de travailler au pont, mais encore sur la colonne de la
gauche, qui, descendant le vallon de Valante, parcourait un défilé
subordonné à leurs retranchements et d'où on ne put
opposer aucun contre-feu, soit parce qu'il n'y avait qu'un escarpement
à la droite du défilé, soit parce que la troupe aurait
été doublement exposée en s'arrêtant pour tirer,
et que d'ailleurs les ennemis se trouvaient couverts par le parapet de
leurs retranchements de façon qu'on ne voyait que le bout de leurs
chapeaux. Cet éveil si peu espéré donna l'alerte
à M. de La Mina, qui, en même temps des coups de fusil qu'on
tirait dans le vallon de Valante, sentit, mais trop tard, combien il avait
exposé la cinquième colonne en lui donnant ordre de rejoindre
l'armée par le vallon de Valante, dans la confiance où il
fut qu'il n'y avait plus de troupes ennemies dans les retranchements ;
et pour remédier autant que possible au danger dans lequel était
cette colonne, il fit marcher les grenadiers et piquets de l'armée
entre le château de Pont et les retranchements, comme pour les attaquer;
on disposa deux batteries de pièces de canon de campagne et de montage
: sur la partie desdits retranchements la plus exposée dudit château,
afin d'attirer l'attention des ennemis et de les obliger à se dégarnir
sur leur droite et à diminuer par conséquent le feu qu'ils
opposaient à la marche de la cinquième colonne; mais le contre-feu
ne produisit aucun avantage, la colonne perdit quatre ou cinq cents hommes
et ne put s'éloigner du danger qu'à la fourche des chemins,
un peu au-dessus des cassines, d'où la tête de colonne s'avança
sur les cassines, et la queue par impatience suivit la direction du chemin
le plus rapproché du ruisseau et y souffrit beaucoup, L'inquiétude
dans laquelle on était sur cette colonne avait fait détacher
un aide de camp pour porter le contre-ordre au maréchal général
espagnol et l’avertir du danger qu'il trouverait à suivre le vallon
de Valante, Mais cet aide de camp marcha par le vallon de Soustras et
n’arriva au pied du mont Viso par le col de Valante que deux heures après
le départ de la colonne. [107].
Don
Tholosan vécut tout cela dans son village et le mémoire qu’il
nous a laissé donne une version semblable de cette bataille :
"
Le 9 octobre l'armée se mit en bataille, partie aux hubacs de
l'Eglise de Pont, et partie sur la gauche au dessus du Château,
on attaqua vigoureusement le dit Château qui était palissadé,
je veux dire le village et le fort qui n'était que de fascines et
de gazons [105].
Encore
que Monsieur Boregard qu'y commandait se fût préparé
à une vigoureuse défense avec des pierres et des fauls
en cas qu'on vint à l'assaut, il ne résista pas longtemps
et passant par un chemin qui était par derrière allant au
pré du curé, il se retira dans son camp laissant tout aux
Espagnols qu'y entrèrent sans coup férir. Le dix fût
un peu plus rude car Las Minas étant allé sur la servière
de la Para reconnaître la position de nôtre armée aux
bois de la Levé, il vit qu'il était nécessaire de l'attaquer
sur l'aille droite qu'était auprès des monyers au pied des Alpiols.
Pour ce faire il ordonna à la brigade d'Anjou avec quelques Espagnols
commandés par Monsieur De Courvolan ( ou "de Carvalhao"
d’après "Mercure Historique et politique" du mois de novembre
1743, la Haye, Ed Frédéric-Henri Scheuleer Tome CXV.,
p. 515 et aussi Staatsgeheimen van Europa, Amsterdam, 1750
) de passer par Soustra, et aller au bout du vallon du Château descendre
par le même et se porter aux granges des Chaulieres pour attaquer le
camp du régiment des gardes qui occupait le poste susdit. Tout cela
fût exécuté, on partit d'ici à l'entrée
de la nuit, et on alla camper au bout de Soustra au petit point du jour, ils
se portèrent sur la crête du vieux vallon du Château ou
ayant reconnu nôtre camp ils descendirent à petit bruit dans
le vallon.
Au
Château ayant reconnu que le plus fort de nôtre armée
se trouvait à la Vignasse et sur le ravin dit la ruine grosse pour
faciliter l'attaque que la brigade d'Anjou devait faire au pied des Alpiols,
on monta pendant la nuit, du neuf au dix, six pièces de canons
de six à huit livres de baIe, au champ qui est dessus Courbiére
et dressèrent une batterie qui incommodait beaucoup nos troupes,
tandis que ceux du Château faisaient un feu continuel sur les mêmes,
mais étant couverts de quelques retranchements faites avec des
arbres renversés, ils n'en furent pas beaucoup endommagés.
Tout étant ainsi disposé on attendait de moment en moment
le succès de l'attaque, mais la susdite brigade étant arrivée
aux Chaulieres, soit qu'ayant reconnu que le camp des gardes fût
inaccessible, soit ils aient reçus ordre de descendre par le grand
chemin, et se rendre au Château sans faire aucune attaque ils descendirent
sans rien faire, et arrivés à la descente du Ponteillat
ils essuyèrent le feu de toute nôtre mousqueterie jusqu'au
moulin des Alpetes, et là une partie suivit le grand chemin jusqu'au
Château, et les autres passèrent aux Alpetes et de là
au travers du sentier de Courbiere même avec leurs chevaux dont il
s'en précipita une grande quantité. Il faut cependant remarquer
qu'en égard au grand feu qu'ils essuyèrent des nôtres
il n'y en eût pas beaucoup de tués. Le nombre des blessés
fût assez grand, et à dire le vrai, il ne devait échapper
personne de cette brigade, mais les nôtres ne sortant pas de retranchements,
se trouvaient en quelque façon hors de portée, tandis que
la dite brigade faisait ainsi sa retraite ; il sortait du Château
un feu vif et continué pour la favoriser, il ne resta dans cette
affaire aucune personne de marque que Monsieur le baron D'Alles lieutenant
colonel du régiment de Crésy qui vint mourir ici de ses blessures
et qui par ordre de Don Philippe fût enterré dans l'église
de Saint Laurent avec tous les honneurs militaires, et l'aide de camp de
Las Minas, la susdite brigade n'eût de morts, à ce qu'on a pu
reconnaître qu'une quarantaine d'hommes, ainsi se passa la journée
du dix [105] ".
Du
côté de Pont on avait détaché quelques troupes
espagnoles qui passant par le vallon de Fioutrouse, le 8 octobre, se
rendirent à Bondormir (2.651 m), pour tourner les défenses
piémontaises par la vallée de Bellino.
Mais
ce col stratégique était bien défendu par deux bataillons
piémontais installés dans leurs trancheés et les
Espagnols durent arrêter leur avance, passer la nuit du 8 au 9 octobre
sur les pentes du col jusqu’à recevoir l’aide d’une compagnie de
Grenadiers et de Miquelets. Une nouvelle attaque fut repoussée
et les Piémontais restèrent en possession du col. Une dernière
attaque, dans la matinée du 10 octobre, n’eut pas plus de succès
et les troupes redescendirent à Chianale.
Ils
détachèrent un gros piquet de grenadiers et miquelets au
long du bois de Romagne, et allèrent pour attaquer les nôtres
qui étaient à la Bataïole, il se fit un grand feu de
part et d'autre sans aucun effet, et l'Espagnol vers la nuit fût
obligé de se replier dans son camp
Attaque du col de Bondormir
Retour des forces franco-espagnoles.
M.
de Bourcet ajoute : " Après que cette colonne eut rejoint l’armée,
on assembla un conseil de guerre auquel assistèrent l'Infant.
tous les officiers généraux de l'armée espagnole
et ceux des quatorze bataillons français; on y fit le rapport
de la situation des ennemis, et d'après les réflexions auxquelles
conduisirent la bonté de leur position, le peu de subsistances
qu'on avait, et le danger de voir à chaque instant les cols de
Lagnel et de Saint-Véran fermés par les neiges, on opina
qu'il fallait se retirer; il n'y eut que M. de La Mina qui insista à
tenter l’attaque de la gauche des ennemis qui faisait la droite de l'armée
combinée, et pour laquelle on décida la marche de quatorze
bataillons espagnols ou français qui devaient s'avancer par le vallon
de Fioutrouse et par la Battayole sur Pierre Longue ; mais un courrier d'Espagne,
qui arriva pendant la nuit, suspendit, cette marche et il ne fut plus question
que de penser à la retraite, pour la sûreté de laquelle
on fit marcher quelques bataillons aux cols de Sainl-Véran et de
Lagnel, pendant que l'armée, ayant fait mettre le feu au château
de Pont, fortifié en fascinages, marcha par la Rua de Genzane sur
le village de la Chenal[107] ".
Don
Tholosan : " On s'attendait le onze à une attaque général,
mais il ne se tira que quelques coups de fusil de part et d'autre surtout
à la ribayaille ou les miquelets étaient postés
avec nos piquets qu'étaient dans les bois de la Plate du Château.
On tint un Conseil de guerre où, ayant mieux considéré
la rigueur de la saison, les Espagnols prirent la résolution
de s'en retourner sans entreprendre autre chose ; la nuit donc de l'onze
au douze ils mirent le feu aux retranchements du Château, et toute
l'armée se retira dans le camp à la Chanal dont les tentes
n'avaient jamais été levées [105]. "
M. de Bourcet : " Le feu mis au château de la Chenal un peu
trop tôt et, avant que l'armée se fût retirée,
occasionna plusieurs coups de canon tirés des retranchements, qui
donnèrent lieu à quelques mouvements indécents qu'on
aurait pu éviter si on avait mis l’armée en bataille plus
en arrière avant d'avoir fait mettre le feu audit château[107]."
Don
Tholosan : " Cette retraite nous effraya plus que l'entrée,
et voyant qu'on avait mis le feu à cinq ou six maisons de Pont,
comme à celle de Jean Favre aux routes, à celles des Gallians
au Forest, à celles de Monsieur Lambert et Jean Pierre Gensanne à
la Rua Gensanne, nous pensions d'éprouver le même sort. Tout
ce pauvre pays était dans la dernière consternation car on
disait communément dans l'armée qu'on mettrait infailliblement
le feu aux quatre coins de ce village, pour éviter un si grand malheur
nous recourûmes à la clémence du Prince qui nous
fit assurer par Monsieur de Castelar, qu'il ne donnerait point de semblables
ordres ".
La retraite par le col Agnel.
Don Tholosan : " A deux heures après minuit l'armée
commença à se retirer, et le Prince partit aussi à
la faveur de la clarté des flambeaux et lanternes car la nuit était
des plus obscures à cause d'un brouillard répandu et le
jour étant arrivé il neigeait à grande force, et faisait
un froid insupportable ; cette retraite se fit pendant le jour avec beaucoup
de gravité et sans précipitation, mais l'artillerie étant
embourbée au milieu de la montagne interrompit extrêmement
la marche, et fût cause que l'arrière garde dormit au milieu
du col de l'Agnel, de sorte que depuis les granges du Rio jusqu'à
Molines tout était rempli de monde, d'équipages, et munitions,
et de l'autre côté depuis la grange de pagé jusqu'à
Saint Véran c'était la même chose. On a jamais vue une
armée dans une si grande misère. Le froid étant excessif,
il gela une grande quantité de monde : et fût cause d'une grande
désertion ; on voyait venir les compagnies entières, on ne peut
point s'imaginer la perte qu'ils firent, soit en équipages, en tentes,
en munitions de guerre, car leurs poudres, leurs boulets, leurs outils, tout
y resta : ils perdirent jusque leur chapelles, et plus de six cent mulets
ou chevaux [105] ".
M. de Bourcet : " Les ennemis ne sortirent point de leurs retranchements
et ne songèrent qu'à inquiéter la retraite de l'armée,
qui se fit en désordre à cause de la neige qui tombait,
des glaces qui couvraient les chemins des deux montagnes et du froid
excessif ; il y eut des équipages pillés par les valets
ou par les soldats de l'armée ".
A l’époque les militaires nobles portaient encore une partie
de leur argent et quelques objets précieux.
Don Tholosan : " Nos paysans se seraient facilement dédommagés
du mal qu'ils avaient reçus de cette armée, si les troupes
de nôtre Roi ne se fussent portées à leur poursuite,
mais aussitôt qu'on sût que l'ennemi eût repassé
le col et qu'il ne restait en de ça que l'arrière garde,
on envoya d'abord tous les Vaudois, les grenadiers à leur poursuite
et ce fût eux qui eurent la meilleure portion du butin, il y eût
des soldats qui firent leur fortune parce qu'ils attrapèrent les
argenteries ; un entre autres en eût pour plus de dix mille livres,
un autre rencontra une bourse de deux cent louis d'Espagne, les vases
sacrés, les burettes d'argent et les soucoupes des chapelles, tout
fût trouvé par les Vaudois, et les soldats, et le Roi croyant
que la chapelle de Don Philippe y fût restée, ce que je ne
crois pas, fit acheter tout cela, et en fit un présent à
la paroisse de Saint Eusèbe en reconnaissance du séjour
qu'il avait fait à Château Dauphin et en action de grâce
d'avoir repoussé l'ennemi avec tant de gloire. Une chose que je
ne pouvais pas souffrir, et que je ne veux pas passer ici, fût que
nos habitants allaient aussi vers la montagne pour voir d'attraper quelque
chose, mais on le leur enlevait tout par chemin, et on ne laissait entrer
qui que ce soit à la Chanal sans être fouillé, tout
leur était ôté jusqu'à ce qu'ils avaient acheté
des soldats, et au moindre refus de remettre, ils étaient assommés.
Ils entraient même dans les maison, et emportaient non seulement
ce qu'ils avaient eu des Espagnols, mais encore ce qui leur appartenait.
On aurait dit qu'on avait donné ce village au pillage, je m'attendais
bien à ce mauvais traitement de la part des nôtres, parce
qu'ils nous ont toujours regardés comme de traîtres, comme
gens aimants les Français, ils auraient voulu que l'ennemi nous
eût brûlés, et pillés, et cela n'étant
pas arrivé, les avait confirmé dans la mauvaise opinion qu'ils
ont de nous, il y eût encore quelques particuliers qu'eurent des bonnes
rencontres, et ceux qui surent cacher leur butin ne s'en trouvèrent
pas mal [105] ".
L’abandon des canons.
Le grand froid fit geler les pieds de beaucoup de soldats et on perdit
plus de monde dans la marche de cette mauvaise journée qu'on n'en
avait perdu pendant les huit jours qu'on s'était trouvé
en présence de l'ennemi[107].
" Ce qui faisait retarder l'arrière garde espagnole était
l'artillerie qu'ils ne voulaient pas perdre. Pendant deux jours consécutifs
ils vinrent tenter de faire passer douze pièces de gros canons,
mais les chemins étaient si gelés qu'il leur fût impossible
de le faire, et malgré toute leur force ils furent contraints de
les abandonner après en avoir encloués quelque uns, brisés
les armes et les morillons aux autres de sorte qu'on peut dire qu'ils
s'en retournèrent débarrassés de tout l'attirail
de l'armée [105]. "
M. de Bourcet donne une explication plus tactique de l’abandon des
canons : " Il arriva à cette retraite que les douze pièces
de canon de quatre que les Espagnols avaient empruntées au roi
de France, ayant remonté les deux tiers de la montagne, sous prétexte
de la gelée M. de la Mina ne voulut pas qu'on continua à
les monter jusqu'au sommet, d'où on aurait pu les ramener jusqu'au
Château-Queyras, et que, n'ayant point voulu écouter le sieur
Bourcet, qui lui assurait qu'avec vingt ducats il ferait monter lesdites
pièces à bras d'hommes, il ordonna qu'on brûlât
les affûts et qu'on précipitât les pièces ; ce
qui donna la tentation de croire qu'il l'avait fait exprès pour
piquer le roi de France et l'engager à soutenir la guerre contre
le roi de Sardaigne; et effectivement, pendant la campagne de 1744, le Roi
donnera quarante bataillons, etc. "
Don Tholosan : " On reconnut donc qu'ils avaient abandonnés
leurs canons, nos troupes s'empressèrent de les venir prendre et
les conduire en triomphe comme les trophées de leur victoire. On
redoubla donc les piquets, et on ordonna à tous nos habitants d'aller
au col de l'Agnel ou ils étaient afin de les traîner en bas,
il aurait fallu des cordages et des roues, et tout manquait, on voulait
prendre celles de nos cloches quelle ressource, cependant je ne sais comme
l'on fit, à force de maltraiter le consul et les conseillers pour
avoir des pals de fer, et cordes nécessaires, on parvint à
les descendre [105].
Lorsque les canons arrivèrent au pont des Bernardi, nous allâmes
quelques prêtres ensemble à leur rencontre, là je
reconnus en quelle estime j'étais auprès de nos officiers
[105] ".
Le marquis de Seyssel reprocha au curé Tholosan son " entente
" avec les Français. Celui-ci protesta de son innocence.
On ne saurait finir cette année sans vous dire que la descente
des ces canons nous fût plus douloureuse que le séjour des
ennemis, car le froid étant rude on allumaient des feux en toutes
les rues de la Chanal, et nos maisons qui avaient déjà passés
tant de dangers semblaient n'être réduites en cendre que
par les mains de nos amis, et sans que j'eu la précaution de loger
des officiers la maison curial n'en échappait pas [105].
Conduite à Turin, attelée à des mulets pris
aux Espagnols, l’artillerie y fut exposée triomphalement [107],
lors d’une cérémonie à la cathédrale en
présence du roi et de la cour pour célébrer la
victoire.
Les "Transitons" donnent le bilan de cette désastreuse campagne
de 1743 : "Etant donné la façon que les canons et coups
de fusil de l'armée du roy de Sardaigne ayant ronflé sur
l'armée dudit dom Philip, de sorte qu'il est resté à
la bataille 8.000 hommes, sans que l'armée dudit dom Philip en
aye peu tuer que 200. Il est vrai que les mignons (ou mignots) en ont tué
quelques-uns dans les montagnes. Dont il y avoit une grande extrémité
; le pain de munition se vendait 3 livres chaque pain. Et les espions ont
rapporté que la reine Dongrie (de Hongrie) avoit en chemin onze
mille hommes, avec douze pièces de canon pour ayder au roy de Sardaigne
et en cela le dit dom Philip a esté obligé, avec son armée
restante, de s’en retourner sur ses pas"
En fait, l’armée gallispane perdit un bon millier d’hommes
dans cette aventure et près de 3.000 prisonniers ou déserteurs
restèrent en Piémont.
Retour par le Queyras.
Les franco-espagnols retournèrent par le Col Agnel, harcelés
par l’ennemi et repassérent dans le Queyras. A Molines, ils brûlèrent
tout ce qu’ils trouvaient , planches ou portes de maison, pour se protéger
du froid.
Les "Transitons" : " le dit dom Philip a esté obligé,
avec son armée restante, de s’en retourner sur ses pas et ils
ont encore aussy passé au présent lieu de Mollines dont
le passage nous a fayt plus de mal en venant qu'en allant et ils ont
brûlé les planches des couverts, les portes des maisons,
laditte armée estant réduite à l'extrémité
tant pour le pain que pour la gellée de froid qui faisoit en ce
temps-là, qu'il en resta sur la montagne environ 150 hommes et
1’artillerie estant presque la dernière, ne pouvant pas avancer,
les Vaudois lui ayant donné dessus, et ils ont pris la plus grosse
partie de façon qu il y a des capitaines qui ne leur est resté
que l'habit qu'ils avoient sur le corps.
Epidémie.
Don Tholosan : " La neige étant tombée les troupes
sardes se retirèrent de cette vallée pour aller prendre
leurs quartiers d'hiver, et on ne laissa ici qu'un petit détachement
des Vaudois qu'y restèrent tout l'hiver et ainsi se passa cette
année 1743, qui fût funeste à plusieurs, car l'armée
espagnole ayant laissé beaucoup de morts dans les chemins qu'en
étaient remplis depuis la Chanal jusqu'à Molines, outre
plusieurs malades dans les hôpitaux, il s'engendra une fièvre
maligne parmi nos habitants qui en réduisit au tombeau près
de septante, dans l'espace de trois mois, maladie qui ne donnait pas le
temps de se reconnaître, c'est pourquoi d'abord qu'ils s'en sentaient
saisis, on les confessait et communiait tout de suite [105] ".
Chianale perdit 70 personnes sur 500 habitants, à cause de
cette épidémie. Il en est de même dans le Queyras :
Les "Transitons" : " Ledit dom Philip a quitté dicy avec
son armée nous ayant réduits en grand dommage ; nous a
laissé aussy plusieurs maladies savoir tant dirrées (diarrhées)
que fièvre maline quy a causé la mort à plusieurs
personnes ."
Une chose qui fût pour nous un motif de remercier Dieu des
grâces qu'il nous avait fait, au milieu de ces troubles fût
le respect qu'ils portèrent à nos églises, aux personnes
ecclésiastiques et religieuses et à celle du sexe, car
il n'arriva ni viol, ni autre affront, cas ordinaire aux gens de guerre
dans le pays ennemi. On ruina presque tous les moulins, et on détruisit
bien de maisons [105].
La campagne de 1743 terminée, les militaires français
tirèrent les conclusions de cette "Affaire de La Chanal".
Voici les réflexions de M. de
Bourcet :
1. Les propositions qu’avait faites le roi de Sardaigne à
la cour de Madrid ne devaient point suspendre la marche du canon ni l’approvisionnement
des vivres; ces précautions n'ajoutaient ni ne diminuaient rien
aux articles dont on aurait pu convenir, et si elles avaient été
précises, on aurait eu encore le temps de prendre Exilles et
de faire repentir le roi de Sardaigne de son traité de Worms, puisque
son pays se serait trouvé ouvert par la campagne de 1744 et qu'on
aurait pu s'avancer sur Turin sans craindre le canon et la Brunette, trop
éloignée du penchant de la droite de la vallée de
Suse pour en défendre le débouché [107].
2. Quel succès pouvait-on espérer de la vallée
de Château-Dauphin en y débouchant au commencement d'octobre
et sans avoir une ressource de plus de quinze jours de subsistances ?
Ne devait-on pas, au contraire, craindre de s'y voir renfermer par les
neiges; car si, pendant que l'armée était devant le château
de Pont, il en était tombé trois ou quatre pieds, comment l'armée
combinée aurait-elle pu se retirer et de quoi aurait-elle vécu
? On ne peut penser à cette situation sans frémir, lorsqu'on
connaît le pays et le peu de moyens de vaincre les neiges lorsqu'il
fait du vent. Il y avait donc eu peu de réflexion dans la détermination
de s'avancer jusqu'au château de Pont à une époque
si reculée, et on serait bien tenté de penser que cette marche
s'est entreprise dans le seul objet d'engager les troupes de France à
un acte d'hostilité contre le roi de Sardaigne, afin de s'assurer
de leur concours dans les opérations de la campagne suivante ; et
effectivement le Roi, qui avait accordé avec beaucoup de peine les
quatorze bataillons, en donna quarante la campagne suivante, et quatre-vingts
dans la suite.[107]
3. [ Au sujet de la brigade d’Anjou] Si le général
espagnol, lorsqu’il fut désabusé de la prétendue
retraite des ennemis, avait fait partir de quart d’heure en quart d'heure
quelques exprès par le plus court chemin, son contre-ordre aurait
pu arriver à temps, et le maréchal de camp qui commandait
cette cinquième colonne aurait rejoint l’armée par le même
chemin du col de Valante et du vallon de Soustras par lequel il était
arrivé au pied du mont Viso et où il n'aurait eu rien à
craindre; au lieu que, par le défaut de prévoyance, on perdit
à cette fausse marche beaucoup de monde; et on pourrait ajouter ici
qu’avant de prendre la confiance sur la retraite des ennemis, on aurait dû
s’en assurer par quelque parti qui eut été reconnaître
et au moyen duquel on aurait su que cette prétendue retraite n'était
qu'une feinte et une ruse de guerre de leur part.
Cette campagne de 1743 fut un échec pour les armées
franco-espagnoles mais elle leur apporta une meilleure connaissance des
montagnes du Val Varaita et de leurs pièges et
fut une répétition générale pour ce qui se
passa l'année suivante.
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