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Protestants, capucins et sadajres.
d'après Albera Dionigi, et Ottonelli Sergio.
Les ruses de la conversion : la sade du Haut-Varaita.
In: Le Monde alpin et rhodanien. Revue régionale d'ethnologie,
n°1-3/2000. Migrance, marges et métiers. pp. 33-58;
Présence protestante :
Dès la fin du XVIe siècle et jusqu'à la
Révocation de l'Edit de Nantes, la Castellata connaît une forte
présence protestante. Cependant, cette implantation était déjà
contrecarrée au lendemain de la publication de cet Édit (1598),
parce qu'il interdisait l'exercice public du culte réformé
dans les pays situés « delà des monts ».
A la lumière d'une telle disposition il fut facile pour l'autorité
catholique d'adopter une longue liste de mesures répressives et en
particulier de procéder, en 1615, à la démolition du
temple de Casteldelfino ainsi qu'à la destruction, en 1618, du chantier
de Bellino pour la construction d'un autre temple. A Chianale, le culte est
interdit par un décret du Parlement de Grenoble du 16 mars 1685, en
avance par rapport au Haut-Chisone (7 mai) et à la vallée d'Oulx
(14 mai). Le même décret ordonne la démolition du temple,
l'expulsion du royaume de France du pasteur David Jourdan, la condamnation
des anciens du Consistoire à des amendes.
En dépit de cela un temple est présent presque
tout au long du siècle dans le village de Chianale, le point de résistance
le plus fort de l'Eglise réformée, jusqu'à la veille
de la Révocation. Bien que des avantages économiques soient
consentis à ceux qui abjurent, le curé de Chianale doit reconnaître
en 1685 la présence de 30 familles de réformés sur
l'ensemble de la Castellata, pour un nombre total d'environ 180 individus
(estimation du même curé) en grande partie résidant
dans sa paroisse.
La révocation de l’Edit de Nantes n’empêche pas
la persistance de la dissidence au XVIIIe siècle. A Casteldelfino on
ressent une forte influence de la famille Richard, originaire de Chiazale
(Bellino), dont le domicile, encore en 1723, semble héberger un véritable
temple (25).
(25) Encore en 1705 (le 1er octobre), chez les
Richard, est rédigé par le notaire Raymond Tholozan un testament
qui, vu l'absence de ces formules de dévotion qui étaient courantes
dans la pratique testamentaire, et le défaut d'une quelconque allusion
aux institutions catholiques et de tout legs en leur faveur, semble bien d'inspiration
protestante. Le testateur, qui laisse 20 livres tournois aux pauvres (des
dons de ce type, avant la Révocation, étaient de règle
dans les testaments des protestants de la vallée), est Antoine Roux
de Chenal, « marchand negotiant à Pau », et
il déclare être « sur le point de son départ
pour ledit pay de Bearn » (Cuneo, Archivio di Stato, Notaires de la
Province de Saluzzo, notaire Raymond Tholozan, vol. 765).
Dans un document Antoine, rejeton des Richard, est qualifié
par le curé de Casteldelfino de « ministre
secret de la religion protestante ». Ses sœurs (d'abord les deux
aînées et puis la plus jeune) sont enfermées de force
dans un couvent, peut-être à Pignerol, pour y recevoir une éducation
catholique, aux frais de leur père Mathieu. Et le même Antoine
est obligé de se rendre à Turin pour y effectuer les exercices
spirituels prescrits. Mais surtout la hiérarchie catholique n'épargne
aucun effort pour empêcher son mariage avec la fille d'un certain Bellon
de Rames, paroisse de Chancelaz (Champcella) diocèse d'Embrun, personnage
très influent dans le camp protestant. Un tel mariage - lit-on dans
une lettre de 1720 du curé de Casteldelfino Jolity – risquerait de
retarder, et de beaucoup, la fin du calvinisme dans la Castellata : «
le calvinisme ne s'aboliroit peut etre pas dans ce pays après
les cent ans, parce que le dit Richard est puissant en cette vallée,
et Bellon en celle de Quairas ! »
(Sur les vicissitudes de la famille Richard, cf. S. OTTONELLI, op. cit.ci-après
:
Declino ed estinzione della chiesa riformata nella Castella,
Valados Usitanos n°30, 1988, p. 29-54)
Contraints à l'abjuration, les derniers protestants
reçoivent l'appellation de « nouveaux convertis », avec
toutes les limitations qui en découlent, et sont obligés de
prendre part aux offices catholiques. La seule alternative est l'émigration
clandestine, qui comporte néanmoins la perte de la propriété.
Le 21 septembre 1685 le notaire de Casteldelfino Estienne Tholozan est appelé
à faire le procès-verbal de l'abjuration collective des hérétiques
de cette localité en présence du curé, d'un capucin
et de deux officiers du régiment de Roussillon. L'abjuration concerne
sept familles, pour un total de 42 individus.
Il est fort probable que les premières décennies
du XVIlIe siècle aient connu dans la Castellata ces formes de culte
clandestin que l'on a appelées « Eglise du désert ».
La tradition orale indique, à Pontechianale, dans une bergerie située
au pied du Mont-Viso (au lieu-dit Grange Soulières), l’endroit qui
aurait abrité les réunions clandestines des « nouveaux
convertis ». Il s'agit d'une salle d'architecture tout à fait
insolite, qui n'est accessible que de l'intérieur de la bergerie, et
qui existe encore aujourd'hui. En 1734, un document des missionnaires cite
la réquisition à Chianale de deux catéchismes vaudois
imprimés à Genève.
Les capucins :
Une mission de capucins est à l'œuvre à Casteldelfino
à partir de 1603, et une autre commence son activité à
Chianale en 1659.
Une relation des capucins de la mission installée à
Chianale dénonce au début des années 1740 la présence
de 3 ou 4 familles, en apparence converties, mais encore intimement
liées au calvinisme.
La rivalité de don Tholozan avec les capucins, devenue de
plus en plus tendue, se transforma en conflit ouvert. Dans une relation concernant
les années 1742-43, adressée à leurs supérieurs
par les capucins de la mission de Chianale, on lit nombre d'accusations et
d'insinuations à propos de Don Tholozan. En particulier les missionnaires
dénoncent l'impossibilité d'une éradication totale du
protestantisme à Chianale à cause des relations de parenté
qui lient les éléments reformés aux notables locaux et
même au curé. Ils proposent donc la nomination d'un curé
étranger à la communauté.
Deux exemples relatés par don Tholozan suffiront pour
donner une idée de la situation. En 1744 un différend oppose
les capucins aux habitants de Chianale. Les missionnaires « crurent
avoir reçu des injures du conseil, et quelques paroles piquantes de
la part de quelques particuliers ». Ils portent plainte, en s'appuyant
sur les témoignages « des soldats de milice étrangère,
gens qui pour un verre de vin déposoient selon la volonté des
pères ». Ayant obtenu deux ans plus tard la condamnation
des habitants, ils exigent une réparation d'honneur.
Toujours en 1746 les habitants refusent d'offrir comme d'habitude aux capucins
le bois pour le chauffage, ce qui provoque encore une fois une réaction
musclée. Les missionnaires « ont présentée
une requette, à ce qu'on dit, au Roi et par la quelle ils sont parvenus
à contraindre la communauté à leur fournir deux milles
bouches de bois, et la ramille nécessaire, par une lettre que l'intendant
écrivit aux consuls : on fit encore la sourde oreille mais les moines
pressoient d'autant plus leur contrainte, jusqu'à la fin l'intendant
envoya deux soldats de brigade aux depens de la dite commuanuté,
avec ordre de ne point déloger que huit cent bûches ne fussent
fournies aux dits peres. Pour obvier aux dépenses on jugea à
propos d'obéir à l'ordre, et trois bûches par particulier
tant de ceux de Pont que de ce quartier furent portées avec toute
la diligence possible. »
La sade.
La pratique de la sade, une forme de mendicité organisée
dont les origines sont intimement liées aux vicissitudes religieuses
du Haut-Varaita, était implantée dans la commune de Pontechianale,
et surtout dans le village de Chianale, véritable bastion de la résistance
protestante. C'est surtout grâce à un écrit de don Tholozan,
pour quelques années adversaire implacable de cette pratique, que
nous avons quelques renseignements sur ce phénomène.
L'introduction de la sade remonte à la seconde
moitié du XVIIe siècle : ce furent les capucins qui, selon don
Tholozan, en auraient encouragé la pratique, dans les dernières
décennies du siècle, en délivrant des certificats de
conversion qui recommandaient les nouveaux convertis à la charité
des fidèles.
Ceux qui avaient reçu de telles attestations descendaient
dans le Piémont pendant l'hiver et, en les montrant, arrivaient à
soutirer de fortes sommes d'argent. Certains paroissiens, munis de fausses
attestations, trouvaient le moyen de s'introduire en Espagne : «
et comme ce pays est fort pecunieux, ils en revenoient aussi beaucoup plus
chargés d'argent ; l'eloignement, les dangers du voyage, et mille autres
inconvénients n'étoient point capables de les arrêter
; ils allaient à ces peuples crédules leur faire croire ce qu'ils
vouloient. . . »
En ce qui concerne Chianale, nous savons qu'ils constituent
une partie importante de la population masculine : vers 1740 ils étaient
au moins 34, dans ce seul village, la plupart mariés avec des enfants,
sur une centaine de foyers.
Les documents de l'avocat Bruno révèlent les noms de trois
sadajres détenus dans les prisons de Pignerol. Deux d'entre eux sont
originaires de Pont : Pietro Martra et Lorenzo Gaudissard. L'un et l'autre
proviennent de la bourgade de Castello, mais seul le premier est à
coup sûr identifiable : il s'agit de Pierre Martra feu Pierre inscrit
au « Rôlle de taille » de 1746 pour une propriété
de très peu de valeur. Le troisième est Guglielmo Falco, de
Chianale. Il est quasi certain qu'il s'agit de Guillaume Falques feu Jean
di Chianale, inscrit au « Rôlle de taille » de 1746, titulaire
d'une propriété immobilière de taille moyenne.
De la répression à la grâce accordée
Revenons au mémoire rédigé en 1746 par
le curé don Tholozan, où il raconte son installation à
Chianale et la bataille engagée contre les sadajres. Fortement déterminé
à éradiquer le phénomène - « je ruminois
jour et nuit pour trouver un moyen de les arrêter » — le curé
se rend compte que la seule prédication n'est pas suffisante, et décide
de recourir au bras séculier. Son activisme déclenche dans
l'espace de quelques années seulement une répression sévère
de la sade. Mais en 1740, quand le succès couronne son activité
de répression — quelques sadajres sont en prison, une trentaine d'autres
ont été condamnés par contumace à des fortes amendes
et à dix ans de galère -, don Tholozan change d'attitude et
intercède en faveur de ses victimes : « Ce nombre ci-dessus
condamné aux galleres étoit dans une grande consternation et
presque dans le désespoir ; quoi qu'il sussent que je fus la principale
cause de leur affliction ils jugèrent qu'il n'y avait personne plus
capable de leur obtenir leur grâce. Ayant formé un corps et faits
les fondes d'une vacation ils vinrent me prier instamment de vouloir entreprendre
le voyage de Turin pour tâcher de impétrer la grâce auprès
du Roi. J'avais de la peine à me déterminer a cela faire, je
ne voulois pas les perdre mais bien les sauver, ils avoient presque tous
des enfants, j'avois un grand regret de voir leurs familles ruinées
: cependant sur les protestations et les serments qu'ils m'ont faits de ne
jamais plus revenir à un métier si detestable, je partis. .
. ». Il présente un demande de grâce au Roi, et rencontre
alors le premier ministre, le marquis d'Ormea, qui manifeste toute sa surprise
face au changement d'attitude du curé. Le marquis, quant à
lui, avait un penchant pour la manière forte et était de l'avis
« qu'il falloit en pendre sept ou huit ». La démarche
de Don Tholozan obtient cependant les effets espérés : la grâce
est enfin signée par le Roi. Mais il n'est pas encore au bout de ses
peines : « Pour jouir de cette grâce il fallut la faire intériner
[entériner] au Sénat et il me fallut encore entreprendre un
autre voyage dans lequel j'eus beaucoup de chagrin et de peine pour venir
à bout de mon dessein, j'y parvins cependant et je remis un peu l'esprit
de nos Sadistes, qui de la haine qu'ils me portaient vinrent à une
parfaite amitié, mais à peu de reconnoissance ».
Un document daté du 17 décembre 1741 indique
que les Sadajres « ont été graciés de la peine
dont ils étaient passibles pour le délit communément
appelé Sada ».
Dionigi ALBERTA et Sergio OTTONELLI
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