Thomas II et son oncle
Manfred.
Le marquis de Saluces, Thomas II, né en 1304, a 32 ans quand il succède
à son père Frédéric, et est déjà
père de 3 fils, Frédéric, Galeas et Azon, qu’il a procréé
avec son épouse Ricciarda Visconti de Milan. Son règne est
bref, perturbé par une guerre continuelle contre son oncle Manfred,
seigneur de Cardé, qui, avide de pouvoir et homme sans cœur, l’attaque
sans arrêt. Pour se défendre, Thomas tente de s’allier avec les
Visconti de Milan, avec Robert, roi de Naples, et avec d’autres sans succès.
Déçu dans ses espérances et abandonné de tous,
il est assailli par surprise par Manfred, accompagné de Jacques, Prince
d’Achaïe et de Bertrand des Baux, sénéchal du Piémont,
sous les murs de Saluces, le 14 avril 1341 et la ville est prise, dévastée
et incendiée. Plus de 200 personnes sont passées par les armes,
et les Archives de la Maison de Saluces sont détruites. Thomas II
et ses fils, qui se sont renfermés dans le château, sont obligés
de se rendre. Thomas est fait prisonnier par le Sénéchal, est
conduit au château de Cardè, puis à Savigliano, puis
à Pignerol et enfin à Cunéo. Après 13 mois de
dure captivité, il retrouve la liberté, avec celles de ses fils,
contre une rançon de 60.000 florins d’or collectée en grande
partie par son épouse Ricciarda.
L’intervention de Giovanni,
marquis de Monferrat, ramène la paix entre Thomas et Manfred, le 25
avril 1343. Paix de courte durée car Manfred, se sentant le plus fort,
ne respecte pas sa parole. Thomas, sans moyens financiers, sans les secours
extérieurs sollicités, et abandonné de ses troupes, abandonne
sa résidence habituelle de Saluces et, en octobre 1343, trouve refuge
dans la haute vallée Varaita, où il est très bien accueilli
et réconforté par les habitants de S. Eusébio, Bellino
et Pont. L’Histoire ne donne aucune indication sur la longueur de son séjour
en Castellata. Pour reconquérir son domaine, il lègue au Dauphin
Humbert II, son parent proche, le marquisat tout entier. Pour traiter l’affaire,
il nomme procurateur Nicolas Vernetti de Saluces et Giovanni di Villa de
Turin par acte légal du 16 septembre 1343.
La réunion de ces derniers avec ceux du Dauphin a lieu aux environs
d’Avignon et il est conclu que Thomas fait donation de tout le marquisat
au dauphin, à la condition de le recevoir en fief et moyennant le paiement
de seize milles florins de la part du dauphin. Cet accord est rédigé
à Villeneuve les Avignon et porte la date du 31 octobre 1343. Cet
acte nomme les châteaux, les villes, les paroisses et les lieux qui
appartiennent de plein droit au marquis. Sont aussi citées les villes
de Brossasco, Melle et Frassino de la vallée Varaita et il est précisé
que les villes de Saluces et de Dronero sont alors occupées par les
rivaux du marquis, que les terres de Piasco et de Villanova sont en usufruit
du grand-oncle du marquis, Giorgio de Saluces, et que Costigliole et Sampeyre
sont des fiefs du marquis, « una etiam cum parte et pareria, quas habet
ipse dominus marchio in territoriis et mandamentis Pontis-Bellini »
signifie que certaines terres de Pont-Bellino sont des fiefs de plein droit
du marquis, par tradition : la partie qui appartient au marquis Thomas sur
le territoire de Pont-Bellino s’étend sur la rive droite de la Varaita
et comprend les 2 bourgs de S Giacomo et de Fontanile. Cet acte de reconnaissance
du Dauphiné cisalpin mentionne que ces deux bourgs passent du marquis
au dauphin. Ceci explique facilement qu’une grande partie des habitants
de Ponte-Bellino, vu l’agitation et la discorde qui règnent dans
le marquisat, et par désir d’avoir un accès plus aisé
et une communication facile sur les deux rives de la vallée préfèrent
un assujettissement direct au dauphin. Le marquis qui n’a pas signé
personnellement cet acte le spoliant de ces possessions pourra, à
juste raison, reprendre ses propriétés.
L’acte précise un paiement
de 11 000 florins dauphinois, d’or de bon poids par le dauphin prévu
le premier dimanche du prochain carême au Château de St Eusébio
(Casteldelphino), à condition expresse que le marquis approuve et
certifie lui-même l’acte, dans un lieu public et en présence
des nobles du dauphin ou du procurateur le châtelain de Melle et que
tous les sujets, bourgs, villes et territoires concernés soient
représentés, de même que les bourgs de Brossasco
et les fiefs que le seigneur de Venasca tient du marquis et les autres lieux
entre Venasca et Casteldelphino.
Cet accord important pose les
bases des droits de la couronne de France sur la Castellata et sur le marquisat
de Saluces.
D'après le Regeste dauphinois
: N° 32524, voici cet accord.
Villeneuve-St-André près d'Avignon,31 oct. 1343.
...Ind. 11, Nicholin Veyneti, de Saluces, et Jean de Villa, dioc. de Turin,
procureursde Thomas, marquis de Saluces, assurent par serment à Humbert,
dauphin de Viennois, que le marquisat de Saluces et les châteaux,
villes et paroissesde Veroçolo, Lugnacio, Brossascio. Melo, Frayssino,
Rochabruna, San Damiano, Pallerii.Draneyreli, Cartignano.Tecti (Loculide
Celles),San Michèle de
Chaves, Ussolo, Pratiglione, Marmora, Perrezelre, Itroppi, Aielti, Castellomagno,
Front, Rochetta, Robella, Corvese, Paysana, Castellaro Radulphioe, Valle
Rayes et Mollisbrune Lugnacii, Brocaschii,Meli, Frayssini; Roche Brune.
S.Damiani, Pallerii, Dragoneyreli.Cartignani,
Tectnrum, Loculi, de Celles, S. Mich. de Chaves, Ussoli, Pracii, Marmovis,
de Pereselve, Slroppi, Acelli,Castri Magni, S. Fronlis, Rochete, Robelle,
Corvesii,Paysane, Castellarii, Radulphie, Vallisraye et Mollisbrune, appartiennent
à leur maître en pur et franc alleu, que les châteaux et
villes de Saluces
et Dronero (Dragonerii) sont également son fiéf, bien qu'occupés
par ses rivaux, ainsi que
ceux Arpearchii et Villanova.dont son grand oncle, Georges de Saluces, a
l'usufruit, qu'il en tient
33 autres en fief, qui n'ont été ni vendus ni engagés
par lui : S. Pétri Coslilloliarum, Vanlignacii,
Ville Mante, Cervignacii, Rodulphie, Monostayroli. Caballarii,Leonis Vagnonis,
Patugnerie. de Solio, Fortis. Passi, Caramagne, Randisserii, Trevasii. Yssole
Belle,
Vallis Fenerie, Circoli, Unitini, Gerbole, Dolhani, Marssalle, Lcc Rudini,
Chissoni, Ugnoli,
Somani, Caslelleti, Montis Balqueiii, Camerarie, Burgi Mali, Berimelli et
Castilloni. En reconnaissance des services qu'il a reçus du dauphin
et en espérance d'autres,
il les a chargés de lui transférer par donation entre vifs
son marquisat et les châteaux ci-dessus;
ils en dévestissent leur maître et en investissent Humbert
par la tradition d'une épée.
En rémunération et à raison des liens de consanguinité
qui les unissent, le dauphin lui rend ces biens
en fief noble et antique, mais rendable, sous condition que le marquis
lui viendraen aide en plaid et
en guerre contre tous, sauf l'empereur en communion avec le St-Siège.
On placera l'étendard aux armes du dauphin, à chaque mutation
de seigneur et de vassal, pendant
8 jours sur les tours et forteresses; investiture par tradition d'un anneau,
en signe de supériorité
et de haut domaine ; le dauphin se réserve les secondes appellations
; les troupes qui lui seront
fournies seront à ses dépens. Il donne au marquis en augment
de fief la Vallouise (Vallis puta)
en Briançonnais, qui devra lui produire par an 700 flor. d'or delphinaux.
Il promet 'en outre de
lui payer d'ici au 1er dimanche de Carême (23 févr.) 16000
flor. à Château-Dauphin,à condition
que le marquis ait ratifié ces donation et inféodation, et
livré au dauphin ou à ses procureurs
le château de Melo dans la vallée de Vayretana, le bourg de
Brozasco, le Val St-Pierre, tenu
en fief par le seigneur de Venasque (Venasla), et les autres propriétés
à partir de Venasque
jusqu'à Château-Dauphin ; à condition aussi que son
épouse, ses enfants, les vassaux, nobles
et communautés aient consenti à cette donation. Les revenus
de ces fiefs seront remis à l'usufruitier, Georges de Saluces, après
avoir défalqué 500 flor. pour les dépeuses et frais
de garde
des châteaux, etc. Thomas obtiendra rengagement des ayant causes,
sous peine de 10000 flor.
Dès que le marquis aura récupéré les châteaux
de Saluces et de Dronero, il les recevra en fief
du dauphin. Les procureurs rendent hommage à celui-ci à la
manière des nobles, en signe d'alliance
et d'affection perpétuelle, et jurent que leur maître sera
bon et fidèle vassal.
Acta ap. Villam Novam S. Andrée près.Avignon ; présents
: Jean évêque de Beauvais, Pierre évêque de Clermont,
3 conseillers du roi, Jacques Brunerii, doct. en droit,Jacques Riverie commandeurde
Marseille, ordre de St-Antoinede Viennois, Guillaume seigneur de Bésignan,
Reymond de Montauban, sr de Montmaur, Guillaume de Roin l'ancien et Soffred
d'Arces, chevaliers,
Reymond Chaberti, jurisc, 2 notaires. Humbert Pilati. Si le marquis ne peut
obtenir l'engagement de Georges, Jean et Manfred de Saluces, et des nobles
de Escalonibus, il n'encourra pas
pour cela la peine de 10000 flor.
Arch. de l'Isère, B. 2613 (Reg. Pilati 1343-4), j-vj, 172-7 ; B.
3622, 209. Allard(G.),Doc. VI, 195-201. Invent. Prov. étrang. 2i5,
228,- — VALBONNAYS, Mém. hist. Dauph. 511-4; Hist.
de Dauph II, 480-3. MULETTI,Mem. stor. Saluzzo, III, 298. — LÜNIG,
Codex Ital. diplom. I, 653. MERKRL (Caro), dans Miscell. stor. Ital. XXVI,
320-5. = GEORG. II, 479.
Gioffredo Della Chiesa nous indique que cette convention
ne fut pas exécutée. De fait, dès novembre de cette
année là, le marquis Thomas reçoit des troupes du dauphin,
troupes connues sous le nom de «Compagnies di Ventura», pour libérer
ses terres et entrer en possession de ses biens.
Reconnaissant pour l’accueil chaleureux
de la population de la Castellata, Thomas les récompense en leur
accordant, de son palais de Revello, des libertés, privilèges
et franchises spéciales. Une copie de l’acte est conservée,
de nos jours aux Archives de Grenoble (voir annexe). Il est daté du
10 décembre 1344.
Nous apprenons par cet acte que
le notaire de Pont est un certain Bonifacio Asta que le marquis est confirmé
dans ses possessions de Pont, Casteldelfino et Bellno par la reconnaissant
du gouvernement delphinal de 1339 et que pour défendre la cause de
ses sujets de Pont et des Bertines, sont désignés les syndics
Giovanni Tholossan et Gerardo Vemardi de Pont et Pietro di Reymondia des
Bertines.
Notons qu’alors que les familles
Vemardi et Reymondia n’existent plus, les descendants de Tholossan étaient
encore à Pont et à Casteldelfino à la fin du XXe siècle.
« Hommes ligues »,
investis par leur supérieur, ils reconnaissent le seigneur comme leur
maître supérieur et représentent sa justice.
Il se trouve à cette époque,
diverses familles de Pont et des Bertines qui sont sujets du marquis de Saluces
et celles ci sont citées dans l’acte avec les noms suivants : Giorgio,
Raimondo, Pietro, Guigo, Guglielmo et Fransesco. Ils sont assujettis au
paiement de 9 lires d’impôt prédiale et de 3 lires d’auberge
pour la milice et la cavalcade. En reconnaissance, et répondant à
leur demande, Thomas annule ces impôts et les déclare affranchis,
libres et exempts des servitudes qu’ils lui devaient. Il promet de ne pas
aliéner, découper, vendre ou échanger la seigneurie ou
le domaine de ces hommes liges de Pont et des Bertines à condition
qu’il jure le serment de fidélité, pleine et entière,
neuve et antique, en leur nom et celui de leur représentant, en posant
les mains sur l’évangile.
Il confirme aussi aux syndics
et autres individus qui le représentent les libertés, franchises
sur le péage, les "pastures", la pêche et annule les dettes
en son nom et au nom de ses descendants. De plus, il déclare réduire
à 20 lires astesi le paiement annuel, à la fête de St
Martin, pour l’impôt prédiale pour l’auberge et la cavalerie
et se réserve seulement les autres impôts de décime,
de droits de succession, des tiers et des amendes spéciales.
Thomas II qui est le premier en Piémont à
utiliser des troupes à sa solde, reconquiert les villes les uns après
les autres jusqu’à être maître de tout le marquisat.
Son oncle Manfred n’ayant pas obtenu l’aide demandée à Diégo
Reforza, sénéchal de la reine-mère de Jeanne de Naples
se résoud à un compromis. A la demande de la comtesse sont
choisis Luchino et Giovanni Visconti, deux frères, le premier seigneur,
le second archevêque de Milan pour trouver un arrangement entre les
deux ennemis : il est ainsi décidé que celui qui perdrait ses
droits recevrait 30 000 florins en compensation. La sentence est prononcée
le 6 septembre 1346 et est favorable au marquis Thomas II qui est déclaré
seul et véritable marquis de Saluces.
En prenant enfin possession
de son état, Thomas souhaite retrouver la paix, rétablir l’ordre
et œuvrer pour le bien-être de ses sujets. Mais ce n’est pas le cas
à cause des prétentions du comte de Savoie : profitant du
désordre et de la confusion, le comte Amédée VI de
Savoie intervient car le décès du roi de Naples André,
époux de la reine Jeanne d’Anjou, puissante en Piémont, lui
laisse penser qu’il va pouvoir récupérer leurs terres. Il
est allié avec Jacques de Savoie-Achaïe.
Il faut la création d’une
grande confédération en 1347, avec Luchino Visconti de Milan,
le marquis de Saluces, Humbert dauphin de Vienne, et le marquis de Montferrat
pour s’opposer à ces prétentions. L’intervention d’un évêque,
Giovanni de Forli, délégué apostolique, évite
un grave conflit en concluant en 1348, une trêve entre Milan et la
Savoie, puis avec Saluces.
Quelques années après,
Saluces est à nouveau inquiétée pour le moindre prétexte
par ses ennemis. Le marquis s’associe alors, en 1354, avec Jean le Bon,
roi de France et avec le dauphin.
Il envoie son fils aîné
Frédéric à la cour de Charles IV pour s’attirer ses
bonnes grâces, puis rompt avec les Visconti de Milan et fait la paix
avec la Savoie en rendant hommage au comte pour les terres et les châteaux
qu’il tient de lui. Il s’empare de Cunéo et des terres environnantes
et en 1357, avec la médiation du comte, conclut la paix de Savigliano
avec le prince de Savoie-Achaïe et le marquis de Montferrat.
Epuisé par toutes ces
guerres, le marquis Thomas remet ses armes à son fils aîné
Frédéric, fait son testament et meurt le 15 août 1358
dans son château de Saluces. Il est inhumé au monastère
de Revello.
Il laisse de nombreux enfants.
Frédérico devient marquis à son tour et prend possession
du marquisat, de Cunéo et des terres environnantes.
A Galéas, son deuxième fils, il lègue
les terres qu’il tient de son bisaïeul Giorgio de Saluces, à
savoir Brossasco, Melle, Frassino, Sampeyre, Saint Eusébio, Ponte,
Chianale et Bellino, ce qui constitue la seigneurie de Venasca. Il reçoit
aussi une pension annuelle de 300 florins d’or par testament du dauphin Humbert
II en 1347.
Au troisième fils, Azon, il lègue les lieux de Monasterolo,
Castellar, Sanfront, Paesana, Crissolo, Oncino et Ostana. De cet héritage
dérive les familles des comtes de Saluces de Paesana et Castellar
qui s’épanouit encore dans la personne du IIIe marquis Frédéric
de Saluces et des comtes de Casteldelfino qui se perpétuent dans
la descendance de Costanzia de Costigliole de Saluces.
Mais laissons pendant quelques pages les grandes dynasties et leurs histoires
qui n’expliquent pas complètement la vie de nos peuples alpins. S’ils
subissent comme ailleurs la loi féodale et les contraintes fiscales
associées, ils ne vivent pas dans les plaines proches du pouvoir
et dans leurs montagnes alpines, ils sont très attachés aux
libertés, se défendent contre le poids trop lourd des taxes
et autres impôts. Partout apparaissent des "chartes de liberté",
des accords avantageux obtenus des souverains qu’ils s’empressent de faire
certifier, renouveler à chaque changement de seigneur, et qu’ils
conservent précieusement.
Tel est le cas en Oisans, qui se protège par sa charte sur les libertés.
De même dans le Vercors, où Lans, Villars de Lans et Autrans
font reconnaître leurs droits par une charte afin de se protéger
des accaparements territoriaux des féodaux.
Mais c’est surtout autour de Briançon, en Queyras, comme à
Casteldelfino qu’ils s’organisent dès qu’ils obtiennent des privilèges,
avec les « Escartouns » véritable république autogérée
pour résister aux pressions, faire valoir ses droits et répartir
les charges financières.