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Chapitre XIX. Voyage dans les Alpes en 1860.
Ecoutons ce voyageur, Elisée Reclus, qui traverse nos montagnes pendant
l'été 1860. Il arrive de la Maurienne et de la Vallouise et
écrit une lettre à sa famille, à partir de Château-Dauphin,
un lundi soir du mois d'août 1860 : " J'ai perdu un jour, car hier,
je voulais arriver à Château-Dauphin par le col de Valanti (Valante)
qui passe au pied même du Mont Viso, mais il m'a été impossible
de trouver un guide. J'aurais bien pu, et mon instinct me disait de le faire,
marcher droit à ce col que je voyais s'ouvrir largement devant moi,
mais le grand éboulis de pierres, les vastes champs de neige qui remplissent
l'échancrure du col, l'absence de tout sentier, et surtout les brouillards
que je voyais s'élever processionnellement sur les flancs du Mont
Viso, me firent hésiter. … Il fallut rebrousser chemin et se diriger
sur un col où il y avait du moins un sentier. En effet, j'obliquai
à gauche pour gravir, au nord du Viso, le col de la Traversette. Le
temps était splendide. Sur la France, il n'y avait pas un seul nuage,
un vent très fort qui s'engouffrait dans la vallée me poussait
devant lui et me soulevait jusqu'à travers les pierres et les neiges.
Je me réjouissais déjà de la vue magnifique que, du
haut du col, j'aurais sur les vallées et la plaine de l'Italie. Quand
j'arrivai sur le col, je me trouvai tout à coup comme dans la fumée
d'une fournaise. Un brouillard chaud et lourd enveloppait montagnes et plaines.
La masse pesante, arrêtée par le vent qui venait du côté
de France, tourbillonnait au-dessus de ma tête en légers flocons
qui s'évanouissaient lentement dans l'air. C'était dans cette
fournaise ouverte à mes pieds qu'il fallait descendre. Heureusement
que le sentier était bien tracé, et toutes les fois qu'il y
avait doute dans mon esprit sur la bonne direction à suivre, je m'asseyais
sur quelque bloc et, fidèle à ma résolution de prudence
extrême, j'attendais qu'une déchirure du brouillard me permît
d'entrevoir plus bas les contours du sentier. Ainsi je suis descendu à
Pian Melzé, puis au bord du Pô,… et enfin à Crissolo,
… Aujourd'hui, pourvu d'un guide excellent, malgré la pluie et le brouillard,
traversé le col de San Chiaffredo, qui passe aussi à côté
du Mont Viso au-dessus des escarpements tournés vers l'est, et je
suis arrivé à Château-Dauphin sans encombre. "
Saint-Véran
Le samedi suivant, il est à
Saint-Véran et écrit à nouveau : " Ce soir je serai
à l'hospice du col Agnet (Agnel), et les jours suivants, j'errerai
dans les vals italiens : val Maira, val Grana, que sais-je ? Je suis à
Saint-Véran dans un nid de méthodistes. L'aubergiste, Mme Tine,
a dû chercher pendant une heure, dans tout le village, avant de pouvoir
trouver du pain blanc et deux œufs… Mais, dés mon arrivée,
elle a mis devant moi nombre de traité religieux et l'Evangéliste,
journal du méthodisme français. Saint-Véran compte à
lui seul plus de la vingtième partie des méthodistes français
(1600 adhérents en France). Certainement le séjour dans ce
village _ le plus haut perché de France, puisqu'il est à plus
de 6.000 pieds de hauteur _ porte à la contemplation mystique.
"
Saint Véran vers
1837
« Les Vaudois ou les vallées protestantes du Piémont
et du Dauphiné » William Beattie et illustré de WH Bartlett
et W Brockedon, réimpression de l’édition de 1836, Albert Meynier
éditeur, Turin 1985.
Le voilà à Vinadio, le mercredi soir où " deux carabiniers
cachés derrière une raveline, demi-lune ou contrescarpe, m'ont
vu écrivant ou dessinant : de là, poursuite, attroupement, injonction
majestueuse de délivrer le passeport… "
Le vendredi soir il est à Coni " Figurez-vous une ville bâtie
sur une terrasse à la rencontre de deux fleuves, entourée de
promenades, de jardins et de vergers. A ses pieds, des eaux bleues, une plainte
toute d'or et d'émeraude, tant les champs de blé sont jaunes
et tant les mûriers et les prairies sont verts : d'un côté,
les Alpes aux pics bleuâtres ; de l'autre, les Apennins aux cimes rondes,
couvertes de châtaigniers, et, vers l'autre extrémité
de l'horizon, formant l'immense triangle de la plaine, la ligne vaporeuse
des montagnes d'Asti. L'air voluptueux a cependant quelque chose de plus
frais et de plus élastique que celui des molles plaines du Midi :
on sent qu'il vient de passer sur les neiges. Ce matin j'ai été
voir le val Pesio, le plus délicieux nid d'amoureux qu'on puisse rêver.
Ah ! Quand l'Italie sera-t-elle libre ? …"
Restons encore quelques lignes en sa compagnie : " Mardi dernier, cent
volontaires sont partis de Coni pour aller rejoindre Garibaldi. Les jeunes
gens quittent la maison maternelle, les collégiens s'évadent
du collège, les bambins de quatorze ans vont faire l'école buissonnière
en Sicile, …" Il écrit de Nice, le 12 ou 13 août 1860, avant
de continuer sa route vers les Pyrénées.
Château-Queyras
vers 1837
Même référence.
Source : VOYAGE DANS LES ALPES
(1860)
Correspondance d'Elisée Reclus.
Tome III et dernier, septembre 1889-juillet 1905.
Source : Bibliothèque Nationale
de France.
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