L'Église Catholique a longtemps interdit l'accès au texte biblique en langue autre que latine, et tous ceux qui se sont risqués à établir et à diffuser des traductions en langue « vulgaire » ont eu des démêlées avec l'Inquisition.
Le fameux « Index des livres prohibés » n'est pas un héritage d'un sombre Moyen-âge obscur et intolérant, comme on le pense souvent, mais remonte à 1559, en pleine Renaissance.
Voilà ce que l’on peut lire dans l’édition de 1564 à propos des traductions de la Bible « en langue vulgaire » :
« Règle 4. – Il est prouvé par l’expérience que la lecture de la Bible en langue vulgaire, si elle est autorisée sans discrimination à tout le monde, peut provoquer de graves inconvénients à cause de l’orgueil des hommes ; elle ne doit donc être autorisée, par décision des évêques (...), qu’en faveur de personnes qui sont en mesure de la comprendre d’une façon pieuse et saine, et uniquement dans une version due à des auteurs catholiques. Ceux qui liraient la Bible en langue vulgaire sans cette autorisation seraient coupables d’un péché dont l’absolution est réservée aux évêques (...). ».
En somme, les fidèles (catholiques) sont en théorie autorisés à lire la Bible en langue commune, mais doivent s'en remettre au clergé pour l'interprétation des textes, car celle-ci nécessite la connaissance de la Tradition, détenue et perpétuée par l'Église. CQFD dirait le mathématicien.
L'approche des Réformés est totalement et radicalement différente; puisque le fidèle est capable, grâce à l'Esprit Saint, de comprendre et d'interpréter les Écritures.
Dans la pratique, le haut clergé fut donc extrêmement réticent à tout usage de la Bible ou même des livres de messe en langue vulgaire.
En 1612, sans doute à force de persuasion, les capucins de Château-Dauphin eurent l'autorisation officielle de :
« lire le Nouveau Testament traduit en langue française, comme de le distribuer aux clercs et aux laïques de la Castellata. Les ministres hérétiques, ignorants ou peu versés dans l'idiome latin, utilisaient la langue française dans leurs sermons et avaient recours à la Bible de Genève pour la citation des textes des Écritures. Celle-ci, traduite par les patriarches de leur secte, contenait plus de deux mille falsifications ou déformations comme d'a observé le déjà mentionné Rorengo di Rora [archevêque de Turin au milieu du XVIIIème siècle]. Pour démasquer cette fraude Fra Stefano mis entre les mains des clercs et du peuple le texte de la Bible fidèlement traduit en français, et à l'occasion faisait remarquer aux Ministres comme à leurs « affligati » le sens vrai et original des paroles, pour mettre à nu leurs erreurs et les convaincre de la vérité » (Castellata – traduction personnelle).
Dans son ouvrage « Histoire Critique du Vieux Testament » paru à la fin du XVIIème siècle, le Père Richard Simon consacre un chapitre à l'historique des traductions de la Bible en « langue vulgaire », tant de la part d'auteurs catholiques que protestants. Ce Père Simon, est considéré aujourd'hui comme un des fondateurs de l’exégèse biblique moderne, car il donne une appréciation de savant et de technicien sur les différentes éditions d'origine catholique ou protestante disponibles à l'époque... Le P. Simon signale donc que les Catholiques traduisent la Vulgate latine, alors que les Protestants traduisent l'hébreu et le grec, « qu'ils ont prétendu être les véritables originaux ».
Pour le P. Simon, la Bible est une série de textes, ayant eu des auteurs différents, et ayant subi des modifications ultérieures : « On n’est pas obligé d’ajouter foi au texte hébreu d’aujourd’hui, comme à un premier et véritable original. On le considèrera donc comme un excellent exemplaire. ».
Inutile de préciser que la première édition de cet ouvrage en France (1678) fut saisie et détruite, à la suite de l'opposition violente de la Sorbonne et de quelques autres (Bossuet). L'ouvrage circulera sous forme de copies manuscrites et ne sera publié de façon définitive qu'en 1685 à Amsterdam.
Une nouvelle édition vient de voir le jour en 2009.
La première édition imprimée du Nouveau Testament en français en 1525 est l'œuvre d'un humaniste français, Jacques Lefèvre d’Étaples, qui traduit la Vulgate latine. A l'instigation de la Faculté de Paris, le Parlement de Paris interdit le livre. En 1530, une nouvelle édition, complétée par la traduction de l'Ancien Testament voit le jour cette fois à Anvers, avec privilège de l'Empereur Charles Quint. Elle sera révisée une dernière fois en 1550 (Bible de Louvain). Une version révisée parut à Anvers en 1578 (dite « Bible des Théologiens de Louvain »), qui fut rééditée régulièrement.
A la même époque (1532), les Vaudois décident en synode de financer une traduction en français de la Bible, à partir des sources en hébreu et en grec (et non plus de la Vulgate). Ce sera la fameuse Bible d'Olivétan parue en 1535.1
Cette version sera rééditée et corrigée par Calvin (« Bible de Genève » de 1546), puis en 1566 par un catholique, René Benoist qui en ôta les expressions « sonnant » trop calvinistes et la présenta comme une traduction originale à partir des textes grecs et hébreux. Cela ne suffit pas, le Parlement l'interdit, à l'instigation de la Sorbonne qui avait détecté quelques tournures ayant échappées à Benoist (et sans doute la « supercherie »). Ironie de l'Histoire, Benoist était recteur de cette même Faculté de Paris qui avait fait interdire quarante années auparavant la traduction de Lefèvre d’Étaples ...
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Bible d'Olivétan |
Bible de Louvain |
Le Chapitre 22 du livre de Simon « Des nouvelles traductions de la Bible en langue vulgaire, et premièrement de celles qui ont été faites par des auteurs catholiques » est fort instructif sur le lectorat des traductions, et nous éclaire sur notre sujet :
« Les Catholiques donc, qui ont fait dans ce dernier siècle des Traductions de la Bible en Langue Vulgaire, témoignent la plus-part n'avoir entrepris cet Ouvrage, que pour détourner les fidèles de la lecture des Versions qui avoient été faites par les Protestants. [...]. Ce fut aussi la véritable raison qui encouragea quelques Théologiens de Louvain à faire une nouvelle Version Françoise de toute l'Ecriture sur la Vulgate, parce qu'ils reconnurent que la plus-part des Catholiques lisoient celle de Genève. » (c'est moi qui souligne : ).
On peut affirmer sans trop de risque que les Bibles fournies aux prêtres et aux habitants (catholiques bien sûr) par les Capucins en ce tout début du XVIIème siècle étaient de cette édition « des Théologiens de Louvain » en remplacement des Bibles de Genève, qui étaient lues ordinairement par les catholiques ... y compris (et surtout ?) dans nos montagnes.
En 1649, le capucin fra Paolo de Turin « s'étant rendu compte que la lecture des livres interdits, importés par la secte, faisaient courir un grand risque aux âmes, s'employa à les retirer et à les remplacer par des bons » (capo XXXVI).
Les livres « importés » proviennent en général des Pays-Bas. Les auteurs censurés par la rigide Sorbonne en France vont faire imprimer leurs ouvrages à Amsterdam, on l'a vu plus haut pour le cas du Père Richard Simon.
Ces deux épisodes montrent qu'un certain nombre d'habitants de Castellata savaient lire (c’était le cas d’environ 10% de la population européenne), et possédaient la Bible (en français) et des ouvrages de dévotion.
« Un aspect caractéristique de la littérature spirituelle capucine même hors d'Italie, réside dans la volonté de présenter la vie intérieure comme étant accessible à toute catégorie de personne. Cette optique apparaît même dans les titres : Metodo facile, Cammino facile ... Regola chiara ..., Il s'agit de courts traités écrits en général par des hommes entièrement dévoués au ministère parmi les fidèles, qui partent de la conviction pratique que chacun est appellé au plus haut degré de l'union avec Dieu, là où il a été plaçé par Lui. Cette abondante littérature, modeste dans ses prétentions de diffusion, est le meilleur indice de la primauté de l'Oraison parmi les moyens de renouveau chrétien ».2
Bien des greniers recèlent dans doute encore des ouvrages de cette époque oubliés dans des malles.
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1 Rappellons au passage l'existence de « Bibles vaudoises » datant du Moyen-Age, dont quelques exemplaires sont parvenus jusqu'à nous (bibliothèque de Carpentras par exemple).