Chapitre 6 - Les confréries pieuses


Une fois leur implantation un tant soit peu stabilisée, ce qui pouvait prendre quelques années, les capucins missionnaires mettent sur pied des congrégations pieuses, formées de laïcs, et dédiées au service d'une paroisse.

L'universitaire américain Nicolas Davidson a fort bien résumé les origines de ces confréries pieuses1. Les confréries laïques existent depuis le XIIIe siècle environ, et regroupaient habituellement un groupe social déterminé (une corporation, ou les membres d'un quartier). Contrairement à ces dernières, qui possèdent un espace dédié dans l'église paroissiale, les confréries religieuses vont cultiver leur différence, et bâtissent des chapelles spécifiques où elles se réunissent pour leurs exercices de dévotion. Outre le but purement dévotionnel, ces confréries pieuses géraient des activités d'entraide, subvenant aux besoins de la famille d'un membre en cas de maladie, organisant et gérant les obsèques, etc ... à l'image des confréries laïques qu'elles ont peu à peu remplacées.

La Contre-Réforme a créé ces nouvelles confréries pour les mettre au service non plus seulement de leurs membres eux-mêmes, mais en priorité du clergé et de la propagation de la foi au sein des populations civiles. La plus connue d'entre elles est la Compagnie du Saint-Sacrement, fondée en Italie à la fin du XVIe siècle, et dont la branche française, fondée en 1627, se rendra célèbre en France par son action contre la pièce du Tartuffe de Molière, qui moque férocement les excès des nouveaux dévots sous couvert de dénoncer les « faux dévots ». Pour le Diocèse de Milan, 556 des 763 paroisses possèdent une confrérie du Saint-Sacrement2.

En Ubaye, vallée voisine communiquant par plusieurs cols avec la Val Varaita, les confréries pieuses sont fondées dans les années 1620-1640, notamment à Méolans, Barcelonette, Jausiers, Saint-Paul ... venait s'ajouter comme partout ailleurs aux confréries corporatistes de métiers préexistances (notaires, chapeliers, cordonniers).3


Saint-Paul / Ubaye : à gauche l'eglise, à droite la chapelle des pénitents, entre les deux, la porte du cimetière (Photo CMB 2007)

Dans la Drôme, à Buis les Baronnies, les protestants font part de leur inquiétude face à ces pénitents encagoulés.4

En Castellata, c'est la Compagnie du Rosaire qui est implantée, comme dans la plupart des vallées alpines.

« [Les confrérie du Rosaire] s’adressaient à tous : ne disait-on pas que la Vierge promet aux membres de la confrérie une indulgence de 60 000 ans pour chaque rosaire récité ? La récitation du Rosaire, puis du chapelet devient au XVIIe siècle la dévotion catholique la plus populaire ».5

L'indulgence est une sorte de « remise de peine » conférée aux vivants en prévision de leur futur séjour au purgatoire, en attendant le Paradis. A partir de la fin du Moyen-Âge, l'Eglise exploita la peur de l'au-delà des fidèles, d'abord en transformant le purgatoire en antichambre de l'Enfer (à l'époque baroque, il est représenté avec force flammes et supplices en tous genres) et ensuite en monnayant ses indulgences selon une tarification. Les reliques des saints procurent des indulgences, et dans ce domaine, les princes des pays allemands sont les leaders incontestés. La visite (payante) des reliques conservés dans la chapelle du château de Wittenberg permettait d’obtenir 127 799 années et 116 jours d’indulgence. Pour préciser les choses, la ville de Wittenberg comptait en 1515 un peu plus de 2000 habitants, un évêque détournant une partie de l'argent des indulgences pour rembourser ses dettes et une université renommée, dont l’un des maîtres en théologie s’appelait … Martin Luther.6

Mais revenons en Val Varaita …

La constitution des confréries en Castellata se fera en deux vagues, l’une en 1625, l’autre en 1655. Le retard de trente ans peut s’expliquer par le maintien durable des Protestants dans le fond de la vallée entre les deux dates.

Les premières Confréries du Rosaire remontent à la fin du XVe siècle, principalement sous l'impulsion du Dominicain Alain de la Roche (1428-1475) qui attribue « l'invention » du Rosaire au fondateur de l'Ordre, Dominique, en 1210.

Après le Concile de Trente, cette pratique va être largement répandue et soutenue par la Papauté. La bataille de Lépante va donner une nouvelle dimension à cette Compagnie. En effet, le premier dimanche du mois était le jour de rassemblement et de prière de la Compagnie7. La victoire de la « Sainte Ligue » sur les Turcs le dimanche 07 octobre 1571, jour de prière des Confréries du Rosaire, est immédiatement attribuée à la Vierge par le pape et par le vainqueur de la bataille, Don Juan d'Autriche. Le pape Pie V, ancien Dominicain, institue peu de temps après une fête du Rosaire au jour anniversaire cette bataille, et fait rajouter au passage un « Mater Victoriae » aux Litanies de Lorette, consacrées à la Vierge, bien entendu. 

La Savoie (qui ne possédait pas de port à l’époque) a participé symboliquement à la bataille, en alignant quatre ou cinq galères.8

« Une fois constituée la Compagnie du Rosaire (à Château-Dauphin), Frère Bonaventure organisa une procession générale jusqu'à la chapelle de CastelPonte [...]. Les Confrères et les Consœurs, dont le nombre dépassait déjà les trois cent, partirent de Château-Dauphin précédés de l'étendard marial et de la croix paroissiale, alternant en route la récitation du Rosaire avec le chant des Litanies de Lorette ou un psaume ou un hymne. La population de Pont vint à leur rencontre, et après avoir entendu la Sainte Messe [...] chacun repartit en ses foyers en bon ordre en chantant le Te Deum ».


Procession de Capucins (source : http://www.bdnancy.fr)

Pour assister notre Capucin à « monter » ces compagnies du Rosaire, le diocèse envoya dus renfort de la plaine, mais non point un Capucin de Turin ou de Gêne comme on pourrait s'y attendre, mais un Dominicain du couvent de Saluzzo. En effet, l'ensemble des Compagnies du Rosaire était depuis l'origine subordonné par l'Ordre Dominicain. Ainsi, les établissements dominicains de Barcelonnette et d'Embrun fondent des Confréries dès 1516.

« Pendant la première moitié du XVIIème siècle, les Dominicains ont érigé plus de 50 confréries du rosaire dans ce qui deviendra en 1648 le diocèse de la Rochelle. […] », et signale un peu plus loin que dans le diocèse de Grenoble les confrérie du rosaire sont bien implantées. »9

En outre :

« Selon le protocole déterminé par le chapitre général de l'Ordre de 1592, l'établissement d'un confrérie, comme son animation, doit s'accompagner d'une prédication ».10

En 1655 arrive donc à l'instigation des Capucins un Dominicain dans la Castellata et sans nul doute doute l’institution de 1625 a-t-elle également été « accompagnée » par les Dominicains, (bien qu’il n’en soit pas fait mention) :

« S'étant rendu compte par l'expérience que moyen le meilleur et le plus efficace pour conserver et accroître la piété était la récitation du Rosaire, Fra Paolo s'occupa d'ériger la Compagnie du Rosaire dans les paroisses de Bellino, Chianale et Pont. [...]. Les catholiques des deux sexes, connaissant l'importance de cette Compagnie, et les grands avantages spirituels qu'ils pouvaient en retirer, couraient s'inscrire et écouter la voix du Missionnaire [le Dominicain] et suivant son exemple, réciter en public le Rosaire à l'Eglise ou le soir au sein de la famille » (La Castellata – Cap,XXXVI – trad. Personelle). ».

Les « grands avantages spirituels » sont notamment l’obtention des milliers d'années d'indulgences dont on a parlé plus haut.

Qu'est ce que ce « Rosaire », toujours scrupuleusement récité à Bellino les jours de messe par les fidèles attendant anxieusement le prêtre arrivant du gros bourg de Sampeyre à quelques dizaines de kilomètres de là par la petite route parfois incertaine?

Le Rosaire est une prière répétitive, consistant à dire trois « chapelets », un chapelet étant composé de cinq « dizaines », et chaque « dizaine » consiste en un « Pater Noster » et de dix « Ave Maria ». Le chapelet désigne le collier de grains permettant au fidèle de garder le compte de ses Ave et de ses Paters.

Si l'origine de cette prière du Rosaire serait à chercher chez les moines cisterciens du XIème siècle, cette dévotion ne s'est réellement développée vers la fin du XVe siècle, sous l'influence des Dominicains. L'objet support de cette prière du Rosaire, le chapelet, aurait été remis par la Vierge à Dominique en 1210 lors de ses débuts de sa lutte contre les « albigeois ». Il est intéressant de remarquer que

« la Vierge, qui avait fait don du Rosaire à saint Dominique, n'était plus uniquement victorieuse de l'hérésie albigeoise, mais pouvait triompher de toute hérésie ».11

Dans le contexte de re-évangélisation ou de re-conquête de la Contre-Réforme, les églises paroissiales et chapelles vont se couvrir d'autels et de tableaux représentant des Vierges au Rosaire, en particulier lorsqu'une Compagnie du Rosaire est présente dans les environs. Ainsi en 1625, l'église paroissiale de Château-Dauphin voit-elle s'ériger un autel dédié à cette Vierge au Rosaire, devant lequel la Compagnie se réunit chaque samedi (Castellata – cap. XXVII).

Comme partout ailleurs, les membres sont astreints à assister quotidiennement à la messe, aux fêtes « solennelles » de la Vierge et à se réunir les premiers dimanches de chaque mois. Ces exigences se retrouvent pratiquement à l'identique dans les statuts des autres Compagnies du Rosaire, telle celle-ci, en 1657 :

« se communieront les cinq festes de Notre-Dame et les premiers dimanches du mois, comme aussi le jour de Noël et de Pentecôte ».12

Pendant la récitation des « Ave » et des « Pater » à plus ou moins basse voix, il était prescrit au fidèle de méditer les « Mystères », qui sont quinze épisodes de la vie du Christ et de Marie, répartis en Mystères Glorieux, Douloureux et Joyeux.

Dans l'Ubaye voisine, l'église de Maurin conserve de nos jours un tableau datée de 1654 représentant une magnifique Vierge au Rosaire13. Y figurent, outre une Vierge et l'Enfant, huit saints dont les fondateurs des ordres Dominicains (Dominique) et Capucins (François d'Assise), intercédant pour les âmes du purgatoire, figurées au dessous de la Vierge. Ceci illustre parfaitement la « dérive » de l'image du Purgatoire, qui ressemble parfaitement à l'Enfer (seuls les angelots rafraichissant les âmes et Saint Joseph intercesseur permettent de lever le doute, mais avons que la différence est bien mince !!!).

Entre la Vierge et le reste de la composition picturale sont figurés les quinze « Mystères Mariaux », enlacés dans une couronne de roses (le nom « Rosaire » vient de là). Pour compléter la description, ajoutons qu'une représentation du Saint Suaire de Turin surmonte l'ensemble, et que le saint évêque à droite du tableau pourrait être le savoyard Saint François de Sales14. L'Ubaye était en effet Savoyarde à l'époque, et que le Duc de Savoie est un champion de la Contre-Réforme, grassement financé par la Papauté.

Eglise de Maurin (photo : CMB)

Eglise de Maurin : Vierge au Rosaire (Source : Sabença de la Valle)

Pour rester dans la vallée de Barcelonnette, l'église de Saint-Laurent de Fours et l'église de Tournoux possèdent également de tels tableaux. Celui de Fours est daté de 1646, et bien que de bien moins bonne facture que celui de Maurin, présente rigoureusement les mêmes éléments principaux.15

A Tournoux, l'Église Saint Thomas possède également une Vierge au Rosaire, entourée outre des quinze Mystères et des incontournables Saint Dominique et Sainte Catherine de Sienne, du saint dédicataire du lieu, à savoir Saint Thomas. Sur un livre ouvert, peut lire : « Ne sois plus incroyant, mais croyant » (Non esse incredulis, sed fidelis »).16. Est-ce seulement adressé à saint Thomas, ou aux fidèles fraîchement (re)convertis?

Le rappel des Mystères sur un tableau peint devant lequel les Confrères viennent réciter le Rosaire est indiscutablement un support à leur méditation. Des traités à l'usage des fidèles seront même publiés pour enseigner aux fidèles comment méditer ces mystères.

Pour finir, nous ne pouvons pas oublier dans ce bref panorama du Rosaire de citer les fameuses « Quinze Sonates du Rosaire », écrites par le violoniste virtuose Heinrich Ignaz Franz Von Biber à la fin du XVIIe siècle. Dédiées au Prince-Archevêque de Salzburg, chacune de ces sonates pour violon et continuo a pour non seulement pour titre mais manifestement pour thème un des « Mystères ». Les musicologues s'interrogent toujours s'il s'agit d'une commande du Prince-Archevêque, ou d'une initiative du compositeur, et s'il s'agit d'une œuvre destinée à accompagner la récitation du rosaire et la méditation, ou d'un acte de foi du génial compositeur-interprète.

Les Compagnies du Rosaire ne sont pas les seules institutions destinées à encadrer le peuple chrétien fidèle à Rome. La Compagnie du Saint Sacrement dont on a brièvement parlé lui dispute la suprématie en ce début de XVIIème siècle. L’une et l’autre seront supplantées à la fin du XVIIe siècle par d’autres institutions renvoyant à d’autres dévotions, telle la confrérie Sacré-Cœur ou les confréries de pénitents.

Au XXe siècle, chacune des deux Paroisses de Bellino avait « sa » confrérie masculine et féminine, Saint-Sixte pour la paroisse de Saint-Esprit, et de la Sainte-Trinité pour la Paroisse de Saint-Jacques17, qui avait peu à peu remplacé la Compagnie du Rosaire dans toute l'Europe vers la fin du XVIIIe.


Précédent - Sommaire - Suivant


Notes :

1 La Contre-Réforme – N.S.DAVIDSON – Edit CERF

2DAVIDSON. Op cit.

3« Patrimoire Religieux de la Vallée de l'Ubaye » - Editions Sabença de la Valle

4 « Vers la paix civile? L'exécution de l'édit de Nantes en Dauphiné », E. Rabut in Bolle

5 J. Delumeau p.312

6 Le temps des Réformes - Pierre Chaunu

7 MHFC

8 « Lepanto 1571 – The greatest naval battle of the Renaissance » – Osprey

9 Delumeau – p.296

10 MHCF

11 MHFC

12 MHFC p 225

13 Patrimoire Religieux de la Vallée de l'Ubaye, pp 88-89

14 MHFC

15 Patrimoine religieux de la vallée de l'Ubaye – Editions Sabenca de la Valle

16 Le Patrimoine Religieux en Ubaye

17 NOSTO MODO Tomes 1 & 2 - Jean-Luc BERNARD - Ed Comboscuro ou chez l'Auteur


Christophe BERNARD – Les Capucins en Haute Val-Varaita au début du XVIIème siècle - version du 10 juillet 2009

Document fait avec Nvu