C’est donc l’autonomie
administrative pour la fédération de Briançon ou la
“République des Escartouns”,
créée par la Grande Charte
des libertés briançonnaises.
Le Grand
Escarton tenait son assemblée à Briançon avec les
délégués des cinq Escartons. Pour les affaires importantes,
les délégués devaient en référer à
l'assemblée de leur Escarton qui pouvait, elle même, consulter
les consuls et les chefs de famille. Parfois, des "délégués"
complémentaires étaient désignés pour traiter
des affaires particulières
Les Escartons
se mirent au travail dès le retour des 18 députés
signataires de la Grande Charte de Beauvoir. Ceux-ci rendirent compte de
leur mission et des avantages obtenus.
Les Briançonnais
devenaient Francs Bourgeois, un statut
social entre la roture et la noblesse, bref des hommes
libres.
S'en était
finit de la féodalité,
de la noblesse attachée au pouvoir delphinal. Certains nobles réalisèrent
leurs biens. D'autres quittèrent le pays. D'autres encore obtinrent
quelques indemnités puis furent considérés comme des
personnes normales, sans droits additionnels, d'autres furent élus
consuls de leur communauté
Les habitants pouvaient se réunir librement,
où et quand ils le désiraient, sans autorisation et sans
la présence d’un officier, pour leurs affaires communes. [53]
Les habitants
de ces vallées inventèrent alors un système d’entraide,
une sorte d’autogestion, un système de
solidarité pour répondre à leurs préoccupations
communes. Dans ces pays montagneux où la vie était difficile,
ils comprirent l’intérêt que chacun avait à partager
les risques. Une maison en feu ou une maison emportée par une avalanche
ou par une rivière en furie devenait l’affaire de tous. Les matériaux
nécessaires à la construction d’une nouvelle maison, poutres,
planches, pierres étaient préparées, transportées,
installées par la communauté. Le bénéfice de
la première journée de fauche des prairies d’altitude d’Arvieu
allait aux veuves et aux orphelins.
Ils établirent
leur propre règlement de police
suivant la coutume, avec des contraventions, et élirent leurs juges
d'abord chaque année. Ceux-ci furent ensuite renouvelés par
moitié tous les deux ans pour faciliter la continuité de
cette justice locale. Ce système de justice perdura jusqu'à
la Révolution et les ordonnances royales y mettant fin n'eurent
aucun effet.
Ils avaient
le droit de chasse et le droit de porter des armes,
ce qui n'était pas habituel dans le reste du pays.
La transaction
de 1343, reconnaissant la liberté de réunion, donna
pleine faculté de fonctionnement aux escartouns.
Cependant
l'organisation n'en était pas encore parfaitement réglée.
La châtellenie de Briançon par exemple, fut la plus fortement
représentée en 1343, chacune de ses communautés avant
envoyé un député. Au contraire, les communautés
d'au-delà des monts furent proportionnellement moins nombreuses
(d'où la réserve de l'article 37 sur l'accord définitif
de certaines d'entre elles) : elles envoyèrent leurs mandataires
à plus ou moins long terme : 1344 pour le Valcluson. 1459
pour Exilles.
Mais à partir de là, l'habitude fut régulièrement
prise d'envisager ensemble les problèmes communs. Ce pouvait
être, suivant les cas, dans le cadre limité de la châtellenie.
comme en 1344, où les communautés de Monétier,
les Pananches, Saint-Chaffrey, Briançon, les Puys, Villard-Saint-Pancrace,
Cervières, Val-des-Prés, Plampinet se répartirent
une dette delphinale de 577 florins, 8 tournois d'or, Briançon
étant imposée, pour sa part, à 66 florins 5
tournois et demi.
Ce pouvait être aussi bien dans un cadre plus large. En 1344,
toute une délégation de députés élus
par les communautés se rendit, avec le bailli et le juge,
devant le Conseil delphinal pour la réforme des anciennes
mesures briançonnaises. Mais en 1349, lors du « Transport
» ou rattachement du Dauphiné à la France, quatre
députés seulement, Jouvencel d'Oulx, Guillaume Albert de
Vallouise, Mathieu Mathieu d'Abriès, François Chaix
de Briançon représentaient l'ensemble du bailliage,
auprès de l'ancien et du nouveau dauphin. c’était là
le signe d'une évolution vers une organisation plus rigoureuse.
Ils firent
des envieux et très vite ils durent s'organiser pour limiter l'immigration
dans leurs vallées : ils établirent un droit d'entrée,
payant (de 50 à 300 livres suivant la fortune du postulant et le
lieu) et une enquête de bonnes mœurs. On ne devenait pas citoyen
facilement, et il fallait l'accord de tous.
Ils s'organisèrent
si bien et travaillèrent si dur que le pays devint prospère.
Les foires étaient franches, sans droits et elles attiraient des
marchands de toute l'Europe, de Hollande comme du Portugal. Le commerce
est libre jusqu’en Provence (avec quelques droits de passage).
La sécurité des voyageurs
était assurée. Les monnaies de tous les pays étaient
utilisées, malgré les édits royaux français.
Voir Grande
Charte.
« Escarter »
signifie répartir et s’applique aux impôts, redevances et
autres taxes imposés la communauté. Il s’agissait donc
d’une organisation de gestion communautaire des charges, en quelque sorte
une autogestion interne et un organisme de décision commun de répartition
des charges entre les différentes vallées, les divers bourgs
et les divers feux ou familles.
Disposant librement de leurs
biens, ils avaient la faculté d’acquérir des terres, même
de possession noble. Certaines foires sont “franches”.
Il est intéressant
de noter les limites des escartouns : en haute vallée de Suse, la
frontière passait entre les bourgs de Chiomonte (dauphinois) et
de Gravère (piémontais). En Val Cluson, la limite était
en amont de Pérosa. En Val Varaita, la limite se situe quelques
kilomètres en aval de Château Dauphin (au hameau de Confine).
Des bourgades importantes comme Suse, Pignerol, Guillestre, étaient
exclues des escartouns. Nos montagnards ont une culture homogène,
dont les limites ne sont pas situées sur les crêtes, mais
plutôt au débouché des vallées. La vraie frontière
culturelle était entre la plaine et la montagne.
Rôle des escartons
Dès cette époque,
les attributions essentielles de l'escarton, qui iront s'amplifiant au
cours des siècles, apparaissaient assez diversifiées. De
même que la question des impôts avait été à
l’origine de l'autonomie communale, la principale raison d’être
des escartons fut d'ordre fiscal. Ils se répartissaient
annuellement les contributions, opération qui prendra
de plus en plus d'importance, au fur et à mesure qu’augmentèrent
les charges financières imposées par la fiscalité
royale.
Le second rôle des
escartons et non des moindres, était la défense
des libertés, qu'elles fussent politiques ou économiques,
en exigeant du pouvoir leur respect et leur application. Ainsi, après
la cession définitive, le 31 mars 1349, du Dauphiné au fils
aîné du roi de France, quatre députés du Briançonnais
se rendirent à Beauvoir-en-Royans, auprès du dauphin Humbert
II. Ils se firent au nom de tous, délier du serment qui les engageait
vis-à-vis de lui et obtinrent l'autorisation de prêter serment
au nouveau dauphin Charles Ier (futur Charles VI ). Mais leur démarche
le 31 août à Romans auprès de Charles fut pour lui
demander, suivant la transaction, de reconnaître et de jurer d’observer
la charte : ils firent établir par le notaire Pilati un acte public
de ce serment. Ensuite ils retournèrent dans leur “Patrie Briançonnaise”.
D'autres députés furent élus qui, alors seulement,
prêtèrent serment au nouveau dauphin Charles, au nom de tous
les Briançonnais. Il en sera ainsi à l'avenir, lors de chaque
avènement de dauphin, d'arrivée d'agents delphinaux, de châtelains
et baillis afin qu'aucune contestation sur l'application de la charte ne
fût possible. Lorsque le pouvoir la transgressait, les députés
du Briançonnais intervenaient aussitôt pour la faire rétablir.
L'escarton veillait
également au maintien des
libertés économiques, contenues ou non dans
la transaction : liberté de circulation des hommes, des marchandises
et des monnaies étrangères, liberté des prix. Parfois
cependant, ils durent se soumettre à la taxation des denrées.
Ainsi, lorsqu'en juin 1420 le gouverneur du Dauphiné l'eut décidée,
ils ne s'y résignèrent, après une résistance
obstinée, qu'en octobre “contraints et forcés” entendant
par leur geste “n'entamer en rien les libertés et les privilèges
du pays”.
Les escartons étaient
responsables de la levée des milices,
établissaient la contribution en hommes de chaque communauté
ainsi que les dépenses en résultant. Bien vite, ils auront
à répartir les frais de séjour des troupes royales,
charge qui prendra des proportions considérables à partir
du XVe siècle.
Cette union pour la défense
des libertés et des intérêts économiques avait
pour corollaire l'esprit de solidarité.
Et c'est le troisième aspect des escartons que celui d'un service
d'entraide : le pays briançonnais supportait en commun ce qui arrivait
à l'une ou l'autre des communautés. Et ce que les habitants
de Briançon et ceux de la tierce écrivaient lors de leur
accord de 1382 “qu'il est meilleur de s'unir et de jouir d'un même
émolument de société en sorte que lorsque l'un vient
à tomber, l'autre le relève” s'appliquait exactement
aux escartons. Les communautés surent triompher de quelques dissensions
internes qui - on le verra plus loin - ne pouvaient manquer de se
produire au cours de plus de quatre cents ans de vie commune. Elles surent
comprendre la primauté de l’intérêt général
sur l’intérêt particulier, montrant ainsi leur sagesse et
leur habileté à conduire leurs affaires.
Les escartons furent une
force morale et matérielle extraordinaire qui permit aux habitants
de ces vallées de surmonter bien des misères et surtout de
conserver leurs libertés pendant tout l'Ancien Régime. Ils
furent de ce fait, leur légitime fierté, rivant l'individu
à son pays, façonnant un particularisme local chèrement
cultivé jusqu'à notre époque. Se sachant et se voulant
différents des autres, s'estimant plus dignes qu'eux de jouir de
cette Liberté, conservée souvent au prix de réels
sacrifices, ils n'hésiteront pas à l'affirmer nettement à
la veille de la Révolution : « il serait peut-être
dangereux d'accorder la même indépendance à toutes
les communautés en général ; mais le Briançonnais
ne peut qu'en ressentir les avantages sans en éprouver les inconvénients
».
Aussi, dans la mentalité
collective, les escartons, qui s'enracinent fortement dans ce Moyen Âge
agité par la conquête des libertés, sont-ils demeurés,
jusqu'à nos jours, symbole du courage et de l'indépendance
qui caractérisent l'histoire de la République Briançonnaise.
Le terme de “République”
est cependant trop fort : le souverain reste le Dauphin, mais les habitants
sont des hommes libres. Les Escartons ont été un élément
précurseur des démocraties modernes.
Voir "La République de Briançon,
pourquoi, comment?" J.L. Bernard
Voir "la Grande charte"